• Roberto Saviano : « Loin d’être l’anti-Etat, aujourd’hui Cosa Nostra est partie intégrante de l’Etat »
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/28/roberto-saviano-la-mafia-s-installe-dans-les-lieux-ou-l-on-depense-et-ou-l-o

    En France, l’arrestation de Matteo Messina Denaro doit être l’occasion de parler de l’extraordinaire pouvoir de la Mafia. Comparons les plus grandes sources de revenus : l’économie criminelle est la seule à rivaliser avec celle du pétrole. Rien qu’en Italie, le patrimoine provenant du trafic de drogue est estimé à quelque 400 milliards d’euros, selon une enquête majeure réalisée en 2020 par la direction nationale anti-Mafia.

    Dans pareil contexte, l’inadéquation du débat politique et des politiques internationales, encore trop rares, saute aux yeux. Plus que tout, l’Europe doit discuter de cette question : comment l’économie illégale fait-elle pour gagner du terrain sur l’économie légale au point de nous mettre dans cette situation ô combien dangereuse de ne plus pouvoir tracer de frontière entre les deux ?

    Nous ne parlons pourtant des organisations criminelles, des mafias et de leurs intérêts que lorsqu’un fugitif sanguinaire se fait arrêter au terme de trente années de cavale. Aussi, après les clameurs de ces premiers jours, je parie que le silence reviendra bien vite.

    Matteo Messina Denaro, dernier roi du clan des Corleonesi, dernier représentant d’une mafia qui appartient au passé, fait partie de cette génération qui s’est attaquée à l’Etat par la lutte terroriste. Pourquoi la Cosa Nostra de Toto Riina, à laquelle Matteo Messina Denaro a adhéré avec ferveur, décide-t-elle dans les années 1990 de déployer une stratégie aussi violente ? Parce qu’elle est persuadée que l’Etat n’est rien d’autre qu’une émanation de l’organisation criminelle, qui lui apporte des bulletins de vote et, dans de nombreux cas, choisit ses fonctionnaires, ses dirigeants, ses maires.

    Un chef atypique

    Or, ce même Etat finit pourtant par ne plus pouvoir protéger Cosa Nostra : pour la première fois, grâce au pool anti-Mafia de Palerme conduit par les magistrats Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, il a en son sein des ennemis capables de s’opposer à elle.

    Cette partie-là de l’Etat décide de s’attaquer à Cosa Nostra, qui multiplie alors les massacres dans l’objectif de contraindre la justice à se rétracter et à faire acquitter les personnes arrêtées. Dans ces années où le pool anti-Mafia mène ses enquêtes, les exécutions, les enlèvements, les bombes dévastent l’Italie entière, et adressent à l’Etat un message clair : « Faites marche arrière, laissez l’organisation poursuivre ses affaires et, surtout, tenez votre parole – accordez-nous votre protection en échange des votes que Cosa Nostra vous apporte – ou vous n’aurez pas la paix ».

    Messina Denaro est un chef atypique. Lors de son arrestation, il porte au poignet une montre à 35 000 euros, chose rare chez les chefs corléonais de Cosa Nostra d’ordinaire enclins à une existence bien plus sobre, dans leur apparence comme dans leurs relations personnelles. Toto Riina, par exemple, dont Messina Denaro a été le protégé, était obsédé par la monogamie et par une conduite rigoureusement morale envers les femmes ; il a fondé une famille et, lors du « maxi-procès » [en 1986-1987, 475 accusés ont été jugés au cours d’un seul et même procès à Palerme], a refusé d’être confronté au repenti Tommaso Buscetta en raison de sa « moralité » : « Ce n’est pas un homme comme moi, de ma stature, c’est un homme qui a trop de maîtresses. » A l’époque, à Cosa Nostra, il n’y a pas de place pour les divorcés ou enfants de divorcés, pour les amateurs de prostituées ou de drogues, pour les individus à la vie dissolue ou les homosexuels.

    Messina Denaro, lui, ne crée pas de dynastie. Il a une fille qui a pris le nom de sa mère et avec laquelle il n’a pas de relation. Il est davantage un assassin, un soldat qui, au fil des ans, perfectionne ses aptitudes relationnelles et économiques. Messina Denaro a le visage et le goût de la violence. Il fait partie du commando qui, en 1992, assassine Antonella Bonomo, enceinte de trois mois, coupable d’être l’épouse du boss Vincenzo Milazzo, et qui commence à regarder tout ce sang versé d’un œil critique. Il a de plus le sens de l’organisation : il coordonne, par exemple, l’enlèvement du fils d’un repenti, Santino Di Matteo. L’enfant, Giuseppe, a 13 ans. Cosa Nostra l’enlève, le tue et dissout son corps dans l’acide après deux ans de captivité : l’enlèvement le plus long de l’histoire italienne.

    Il fait profil bas et devient entrepreneur

    La carrière de Messina Denaro décolle lorsqu’il soutient Toto Riina dans sa sanglante stratégie, la seule qui semble efficace pour faire chuter les majorités politiques par la terreur ; mais arrivé au sommet, il change de cap. En prison, Toto Riina le déplore : « Il s’est mis à faire de la lumière ! » [une allusion aux investissements de Messina Denaro dans l’éolien], se lamente-t-il à propos du virage qu’opère son protégé dans l’entrepreneuriat. « Qu’il se la mette dans le cul, sa lumière, et qu’elle l’éclaire », commente-t-il depuis sa cellule de prison, où il est soumis au dur régime carcéral du 41bis [en référence à l’article du code carcéral qui durcit, depuis 1975, les conditions de détention des chefs mafieux].

    Bref, aux yeux du vieux boss, Messina Denaro gaspille son talent. Que fait le seul de ses hommes capable de poursuivre une stratégie meurtrière à même d’obliger l’Etat à respecter ses accords politiques ? Il fait profil bas et devient entrepreneur.

    Donnons une idée des sommes en jeu : en 2007, la Direzione investigativa anti-Mafia a saisi à un prête-nom de Messina Denaro, en une seule opération, des biens et propriétés immobilières d’une valeur de 700 millions d’euros. Du côté des investissements dans l’énergie éolienne – « la lumière », dont parlait Riina –, la justice s’en est prise en 2010 à un autre prête-nom. Valeur de la saisie : 1,5 milliard d’euros.

    Pourquoi le dernier roi de la Cosa Nostra sanguinaire entreprend-il ce virage vers le monde entrepreneurial ? A ses yeux, la politique de contrôle par les votes et les bombes appartient au passé. L’obsession de la violence doit laisser place à une politique d’infiltration souterraine, où l’on ne tue qu’en dernier recours. La Mafia opte pour cette stratégie de camouflage – qui s’avérera gagnante – jusqu’à parfois se faire passer pour l’anti-Mafia.

    Attaques, homicides et construction de supermarchés

    En matière de vie privée, le souverain Matteo Messina Denaro ne met pas son nez dans les comportements et décisions des familles, laissées libres de faire ce que bon leur semble, et exige en retour la même liberté de gérer ses propres affaires sans rendre de comptes à personne. Mais ce choix d’intervenir le moins possible ronge à sa base la structure de Cosa Nostra, une organisation naturellement verticale et incapable de se penser de manière fédérale, laissant les familles de la région de Palerme sans projet commun. A bout de souffle, l’organisation, qui souffre également d’une crise de vocations, traverse une période de grandes difficultés.

    Les organisations criminelles d’un pays en sont le miroir. Cosa Nostra, dans son incapacité à se renouveler, reflète les dynamiques de l’Italie (et d’ailleurs) : les personnages aux commandes sont âgés (et pourtant en Italie, une personne est considérée comme jeune à 40 ans) ; les individus sont otages d’une extrême lenteur des décisions ; les méthodes sont antiques. Songeons seulement que, pour communiquer, les boss utilisent non pas le téléphone portable, mais un système de « pizzini », ces courtes lettres codées écrites à la main – ainsi en 2006, lors de l’arrestation de Bernardo Provenzano, sa cachette révéla quantité de pizzini de Messina Denaro, livrant force détails sur l’organisation de Cosa Nostra, la planification d’attaques et d’homicides, ou la construction de supermarchés pour employer les chômeurs sur les territoires où elle règne.

    Sur ce dernier point, la force des organisations criminelles a toujours été leur capacité à s’assurer le soutien de la population en mettant en œuvre une politique de bienfaisance ciblée sur le territoire. Mais il ne s’agit pas de rendre le territoire véritablement autonome et libre ; celui-ci ne doit pas s’affranchir du cartel criminel.

    Les mafias ne recherchent pas l’émancipation des populations : la bienfaisance a pour objectif de lier, de maintenir les territoires dans un état de dépendance. Les boss ne font pas d’authentiques investissements, et préfèrent recycler les montagnes de capitaux qu’ils accumulent en achetant des hôtels partout dans le monde plutôt que d’apporter de véritables contributions chez eux – au hasard en investissant dans des structures comme des écoles privées ou des centres sportifs, qui contribueraient à faire progresser la communauté. Le territoire doit rester à deux doigts de la misère ; il doit rester dépendant de la Mafia et lui être loyal ; et il doit offrir une main-d’œuvre bon marché – entre autres, une main-d’œuvre criminelle.

    Gestion des flux de capitaux

    Loin d’être l’anti-Etat, aujourd’hui Cosa Nostra est partie intégrante de l’Etat : elle s’est infiltrée dans tous les domaines de la vie quotidienne des citoyens, du bâtiment jusqu’à la santé – pensons à Michele Aiello, cet homme de paille de Bernardo Provenzano qui gérait une des meilleures cliniques de toute la Méditerranée.

    La Mafia d’aujourd’hui se concentre sur la gestion des flux de capitaux qui alimentent les politiques et les partis, elle s’évertue à disposer d’hommes dans la bureaucratie étatique, elle s’installe dans les lieux où l’on dépense et où l’on contrôle.

    Ces jours-ci, nombreux sont ceux qui se demandent ce qu’il adviendra après la capture de Messina Denaro. Il est primordial de transformer cet intérêt que nous portons occasionnellement à la Mafia, à la faveur d’événements qui font la « une », en un débat éclairé, informé, loin de toute propagande. Dans le cas contraire, son arrestation ne sera qu’une occasion manquée de plus : l’économie mafieuse retombera dans l’oubli et avec elle le fait, irréfutable mais trop souvent ignoré, que les activités illégales représentent 139 milliards d’euros, soit près de 1 % du PIB de l’Union européenne.

    L’économie criminelle est l’économie la plus puissante du continent. Ne pas en parler, détourner le regard, faire semblant de ne pas savoir ou de ne pas comprendre, ne résoudra pas le problème.

    Roberto Saviano est écrivain et journaliste, né à Naples (Campanie) en 1979. En 2006, ses enquêtes sur la Mafia napolitaine, la Camorra, lui valent des menaces de mort et une mise sous protection policière. Son livre le plus connu, Gomorra (Gallimard, 2007), a été plusieurs fois adapté à l’écran. Mais la criminalité n’est pas son seul domaine d’intervention, et il prend souvent part aux débats politiques et ­sociétaux qui agitent son pays.

    #Mafia #économie_criminelle