Esterno notte - Séries et fictions

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    L’affaire Aldo Moro au cinéma, une effrayante machine à fiction

    Analyse
    Jean-François Rauger

    L’assassinat, en 1978, du président du parti démocrate chrétien italien par les Brigades rouges continue de faire l’objet d’une infinité de spéculations, alors qu’Arte diffuse « Esterno notte », une série documentaire réalisée par Marco Bellocchio.

    Publié aujourd’hui à 04h00, mis à jour à 04h00 Temps de Lecture 3 min.

    Esterno notte, la série réalisée par Marco Bellocchio et diffusée sur Arte les 15 et 16 mars, vient apporter une nouvelle et décisive contribution à la réflexion sur un événement qui a traumatisé toute l’Italie. L’enlèvement à Rome, le 16 mars 1978, et l’assassinat, après cinquante-cinq jours de séquestration, d’Aldo Moro, président du parti démocrate chrétien italien, au pouvoir depuis 1945, par un commando des Brigades rouges a fait – et continue de faire – l’objet d’une littérature abondante, d’une infinité de commentaires et de spéculations, en Italie et ailleurs.

    Comme si les faits ne se suffisaient pas à eux-mêmes et que quelque chose devait se cacher derrière la brutalité et l’évidence de l’événement. Ces affirmations de l’existence d’une causalité cachée, différente des versions émises par les acteurs du drame, l’Etat italien ou les Brigades rouges – qui, en l’espèce, partagent la même version –, participèrent, la plupart du temps, sinon d’un projet politique, en tout cas d’une vision idéologique.

    Celle-ci se nourrit de tout ce qui a empêché, ou tout du moins obscurci, la compréhension immédiate de l’assassinat. Chaque coïncidence étrange, chaque témoignage hasardeux, chaque mystère irrésolu, chaque contradiction non réglée a alimenté toutes sortes d’explications. Celles-ci voyaient, derrière l’action du commando, la main des services secrets et de l’Etat italien lui-même, de la CIA, du KGB ou de la Stasi, voire du Mossad. Toutes sortes de puissances, ayant, paraît-il, eu intérêt à la mort de Moro, l’homme du « compromis historique » – une politique soutenant une éventuelle participation du Parti communiste italien à un gouvernement démocrate chrétien –, mais aussi le promoteur d’une audacieuse politique pro-arabe lorsqu’il était ministre des affaires étrangères.

    Ce que l’on a appelé la « diétrologie », du mot italien dietro, (« derrière »), a été mis au service d’une interprétation des faits, à droite et surtout à gauche, consolante et explicative, conforme à une certaine vision du monde et des enjeux politiciens de l’Italie. Version dévoyée de ce que Balzac appelait « l’envers de l’histoire contemporaine ». Les Brigades rouges n’auraient été qu’un groupe manipulé soit par l’Etat, soit par diverses puissances étrangères.

    Interprétations historiques successives

    Lorsque le cinéma s’est emparé de l’assassinat, sans doute a-t-il été confronté à cette confusion même et surtout à cette arborescente tentation fantasmatique. Comment, dès lors, relater un événement lorsqu’on lui attache diverses causalités hypothétiques, engendrant une multitude de récits virtuels ?
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    Il caso Moro, de Giuseppe Ferrara, est tourné en 1986, d’après le livre du romancier Robert Katz. Gian Maria Volonte y incarne le chef de la Démocratie chrétienne. Le film tente de s’en tenir au déroulement des faits tout en témoignant de l’incertitude d’alors. Il s’appuie sur des éléments alors connus mais aussi sur des informations depuis lors remises en question. Lorsque la télévision s’intéresse à nouveau à cette histoire, en 2008, avec le téléfilm de Gianluca Maria Tavarelli, Aldo Moro. Il presidente, la connaissance de la réalité est plus précise.

    Les participants à l’attaque ont été arrêtés, ou en fuite mais identifié pour l’un d’entre eux. Le chef du groupe qui a enlevé et séquestré Moro avant de l’exécuter, alors leader des Brigades rouges, Mario Moretti, a publié un livre d’entretiens en 1994, Brigate rosse, une histoire italienne. Il y détaille les faits et notamment le modus operandi de l’action. Son récit sera, de surcroît, confirmé par d’autres participants à l’enlèvement et à la séquestration comme Anna Laura Braghetti (dont Marco Bellocchio adaptera librement le livre en 2003 avec son Buongiorno, notte) ou bien les brigadistes Valerio Morucci et Germano Maccari. Dans le film de Tavarelli, Michele Placido incarne Moro. Les brigadistes sont désormais identifiés précisément par leur nom et les actions relatées reposent sur des bases plus solides.

    Mais il faut aussi signaler Piazza delle cinque lune (L’Affaire des cinq lunes, 2003), film de Renzo Martinelli qui imaginait une enquête menée par un juge de province (incarné par Donald Sutherland) sur l’enlèvement. Ecrit en collaboration avec le sénateur communiste Sergio Flamigni, qui semblait s’être donné pour tâche, pour d’évidentes raisons politiques, de démontrer que les Brigades rouges étaient manipulées par la CIA et les services secrets italiens, le film accumulait, dans une espèce de délire synthétique, toutes les théories les plus complotistes. Ici, le cinéma se situait délibérément du côté de la spéculation la plus paranoïaque et la plus candide.

    L’Etat, le Vatican, la famille et la brigade

    La grande qualité de Esterno notte a consisté à sortir du caractère purement illustratif des versions précédentes, à refuser, bien sûr, toute théorie abusive, pour décrire en détail le fonctionnement des superstructures (l’Etat, le Vatican, la famille d’Aldo Moro, le groupe brigadiste lui-même) confrontées au choc que fut l’action spectaculaire des Brigades rouges. Mais on trouve aussi, dans la grande précision intellectuelle du film, comme le souci d’en finir, une fois pour toutes, avec une histoire qui n’a cessé d’être remise en question, écrite et réécrite, déformée et niée, fantasmée et instrumentalisée.
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    Vaine illusion pourtant, car il continue toujours de se publier, en Italie, des ouvrages remettant en cause la version officielle de l’attentat, alors que, depuis plusieurs années, d’ex-brigadistes, en libération conditionnelle ou en régime de semi-liberté, participent de l’industrie du spectacle contemporain en multipliant les apparitions dans des talk-shows télévisés. L’affaire Aldo Moro est une effrayante usine à fiction, une machine infernale que rien ne semble pouvoir arrêter. Surtout pas le cinéma.
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    Jean-François Rauger

    https://www.arte.tv/fr/videos/RC-023478/esterno-notte