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  • Marx, Malheur à Juin (Neue Rheinische Zeitung, 29 juin 1848)

    Le dernier vestige officiel de la révolution de février, la Commission exécutive, s’est évanouie, comme la brume, devant la gravité des événements. Les feux d’artifice de Lamartine se sont transformés en fusées incendiaires de Cavaignac. [...]

    La révolution de février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale, parce que les contradictions (entre la bourgeoisie et le peuple) qui éclatèrent en elle contre la royauté, n’étaient pas encore développées et demeuraient en sommeil, unies, côte à côte, parce que la lutte sociale qui formait l’arrière-plan de cette révolution, n’avait atteint qu’une existence inconsistante, une existence purement verbale. La révolution de juin est laide, c’est la révolution repoussante, parce que la réalité a pris la place des mots, parce que la République a démasqué la tête même du monstre en lui arrachant la couronne qui la protégeait et la cachait.

    L’Ordre ! tel fut le cri de guerre de Guizot. L’Ordre ! cria Sébastiani le guizotin, quand Varsovie devint russe. L’Ordre ! crie Cavaignac, écho brutal de l’Assemblée nationale française et de la bourgeoisie républicaine.

    L’Ordre ! gronda sa mitraille en déchirant le corps du #prolétariat.

    Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n’était un attentat contre l’Ordre, car toutes laissaient subsister la domination de classe, l’esclavage des ouvriers, l’ordre bourgeois, malgré le changement fréquent de la forme politique de cette domination et de cet #esclavage.

    Juin a touché à cet ordre. Malheur à juin !

    Sous le #gouvernement_provisoire, on fit imprimer sur des milliers d’affiches officielles que les ouvriers au grand cœur « mettaient trois mois de misère à la disposition de la République » ; il était donc décent, mieux : nécessaire, c’était à la fois de la politique et de la sentimentalité, de leur prêcher que la révolution de février avait été faite dans leur propre intérêt et que, dans cette révolution, il s’agissait avant tout des intérêts des ouvriers. Depuis que siégeait l’Assemblée nationale - on devenait prosaïque. Il ne s’agissait plus alors que de ramener le travail à ses anciennes conditions, comme le disait le ministre Trélat. Les ouvriers s’étaient donc battus en février pour être jetés dans une crise industrielle.

    La besogne de l’Assemblée nationale consiste à faire en sorte que février n’ait pas existé, tout au moins pour les ouvriers qu’il s’agit de replonger dans leur ancienne condition. Et même cela ne s’est pas réalisé, car une assemblée, pas plus qu’un roi, n’a le pouvoir de dire à une crise industrielle de caractère universel : Halte-là ! L’Assemblée nationale, dans son désir zélé et brutal d’en finir avec les irritantes formules de février, ne prit même pas les mesures qui étaient encore possibles dans le cadre de l’ancien état de choses. Les ouvriers parisiens de 17 à 25 ans, elle les enrôle de force dans l’armée ou les jette sur le pavé ; les provinciaux, elle les renvoie de Paris en Sologne, sans même leur donner avec le laisser-passer l’argent du voyage ; aux Parisiens adultes, elle assure provisoirement de quoi ne pas mourir de faim dans des ateliers organisés militairement, à condition qu’ils ne participent à aucune réunion populaire, c’est-à-dire à condition qu’ils cessent d’être des républicains. La rhétorique sentimentale d’après février ne suffisait pas, la législation brutale d’après le 15 mai [6] non plus. Dans les faits, en pratique, il fallait trancher. Avez-vous fait, canailles, la révolution de février pour vous ou bien pour nous ? La #bourgeoisie posa la question de telle façon, qu’il devait y être répondu en juin - avec des balles et par des barricades.

    Et pourtant, ainsi que le dit le 25 juin un représentant du peuple, la stupeur frappe l’Assemblée nationale tout entière. Elle est abasourdie quand question et réponse noient dans le sang le pavé de Paris ; les uns sont abasourdis parce que leurs illusions s’évanouissent dans la fumée de la poudre, les autres parce qu’ils ne saisissent pas comment le peuple peut oser prendre lui-même en main la défense de ses intérêts les plus personnels. Pour rendre cet événement étrange accessible à leur entendement, ils l’expliquent par l’argent russe, l’argent anglais, l’aigle bonapartiste, le lys et des amulettes de toutes sortes. Mais les deux fractions de l’Assemblée sentent qu’un immense abîme les sépare toutes deux du peuple. Aucune n’ose prendre le parti du peuple.

    À peine la stupeur passée, la furie éclate, et c’est à juste titre que la majorité siffle ces misérables utopistes et tartufes qui commettent un anachronisme en ayant toujours à la bouche ce grand mot de Fraternité. Il s’agissait bien en effet de supprimer ce grand mot et les illusions que recèlent ses multiples sens. Lorsque Larochejaquelein, le légitimiste, le rêveur chevaleresque, fulmine contre l’infamie qui consiste à crier « Vae victis ! Malheur aux vaincus ! » la majorité de l’Assemblée est prise de la danse de Saint-Guy comme si la tarentule l’avait piquée. Elle crie : "Malheur !" aux ouvriers pour dissimuler que le « vaincu » c’est elle. Ou bien c’est elle qui doit maintenant disparaître, ou c’est la République. C’est pourquoi elle hurle convulsivement : "Vive la République !" [...]

    On nous demandera si nous n’avons pas une larme, pas un soupir, pas un mot pour les victimes de la fureur du peuple, pour la garde nationale, la garde mobile, la garde républicaine, les troupes de ligne ?

    L’État prendra soin de leurs veuves et de leurs orphelins, des décrets les glorifieront, de solennels cortèges funèbres conduiront leurs dépouilles à leur dernière demeure, la presse officielle les déclarera immortels, la réaction européenne leur rendra hommage, de l’Est à l’Ouest.

    Quant aux plébéiens, déchirés par la faim, vilipendés par la presse, abandonnés par les médecins, traités par les « gens bien » de voleurs, d’incendiaires, de galériens, leurs femmes et leurs enfants précipités dans une misère encore plus incommensurable, les meilleurs des survivants déportés outre-mer, c’est le privilège, c’est le droit de la presse démocratique de tresser des lauriers sur leur front assombri de menaces.

    [extrait cité par Marx dans Les luttes de classes en France : https://www.marxists.org/francais/marx/works/1850/03/km18500301b.htm]