La Constitution de 1958 a transformé la France en aire de jeu pour personnalités rêvant de la « magistrature suprême ». Voulu par un vieux général patriarcal, le texte étouffe le débat et provoque une désaffection croissante à l’égard du suffrage, provoquant l’impuissance du pouvoir.
Le passé, décidément, ne passe pas. Après avoir vu ressurgir Vichy et les mérites, manifestement trop méconnus, du maréchal Pétain, voilà réélu un faux jeune, qui cite Gérard Majax (à quand Léon Zitrone ou Sacha Guitry ?), qui rêve à Reagan et Thatcher et qui vient de découvrir l’importance de la question écologique (sur quelle planète, littéralement, vivait-il donc avant ce second tour ?). Le fringuant archaïque, ami des puissants (ceux qu’il a satisfaits en abolissant l’ISF) et des cogneurs (Benalla), rêve et jouit de verticalité, de royauté, d’autorité… Partout en Europe de l’Ouest, ce genre de personnalités est généralement exclu du champ politique. Partout, en effet, des démocraties parlementaires, avec des scrutins largement proportionnels, encouragent la discussion, le débat et une attention à l’intérêt général et au bien commun. La France, elle, est une aire de jeu offerte à des personnalités fragiles qui, tout petits déjà, se prennent pour Dieu ou le Roy. Les asiles, jadis, étaient pleins de gens qui se prenaient pour Napoléon : désormais, ils racontent à leur maman ou à Alain Minc qu’ils seront, un jour, grand chef à plume de toute la Terre.
Personnalisation extrême
Depuis 1958, ils peuvent rêver d’élection à la « magistrature suprême », au dialogue « d’un homme et du peuple », etc. Car, en 1958, un général né en 1890, éduqué par des hommes issus de la droite maurrassienne, qui pleuraient le XVIIe siècle de Louis XIV, qui maudissaient la Révolution française, celle qui avait décapité le Roy et le royaume, revient au pouvoir. Certes, à 67 ans, il n’avait pas l’intention de commencer une carrière de dictateur, mais il lui fallait en finir avec la République parlementaire, qu’il abhorrait car elle était, à ses yeux (comme à ceux de Pétain), responsable de la défaite de 1940. Il fallait un nouveau Roy à la France, et tenir en respect les Etats généraux du Palais-Bourbon. En 1962, estimant que sa légitimité historique ferait défaut à ses successeurs, il leur offrit par référendum la légitimité politique, celle du suffrage universel direct : les députés protestèrent (la précédente tentative, en 1848, avait abouti à un coup d’Etat bonapartiste et à un nouvel Empire…), votèrent une motion de censure contre le gouvernement Pompidou (la seule en soixante-quatre ans, à ce jour), Mongénéral, furieux, dissout, et ce fut tout.
Le résultat est là : une personnalisation extrême, des programmes parfois inexistants, car, comme le dit le candidat Macron, en 2016, « on s’en fout », un scrutin uninominal à deux tours, qui aboutit, pour la majorité des électeurs, à un non-choix. De Gaulle avait trop d’orgueil et de souci du bien commun pour en abuser : il se retira quand il fut désavoué, en 1969. Mais n’est vraiment pas de Gaulle qui veut : en 2022, on peut être « élu » avec 38,5 % des inscrits (dont une grande partie « contre elle » et non « pour lui »), avoir perdu 2 millions de voix et 5,6 points par rapport à 2017, avoir permis une croissance de près de 3 millions de voix de l’extrême droite, et être revêtu du lourd cordon de la Légion d’honneur et de pouvoirs exorbitants (le président des Etats-Unis n’en a pas autant, et de très loin). Est-ce bien suffisant pour continuer à fermer des maternités et détruire l’hôpital (17 500 lits fermés lors du quinquennat qui s’achève) ? Pour abreuver d’argent public les cabinets de conseil qui ont contribué à son élection de 2017 ? Pour fréquenter des voyous épargnés par des parquets compatissants ? Pour assister, sans rien faire, voire pire, à la destruction du vivant ? Pour continuer à se proclamer le « camp de la raison » alors que l’on est confit en idéologie déraisonnable, voire irrationnelle (le « ruissellement », l’« écologie productive »…) ? Pour raconter tout (singer le slogan du NPA, puis de LFI, entre les deux tours) et continuer à faire n’importe quoi ? Pour insulter, ignorer et assouvir ses fantasmes infantiles de toute-puissance ?
Structures mentales archaïques
Il ne faut pas personnaliser outre mesure : le pouvoir grise, isole, peut rendre fou et, de toute façon, la Constitution de 1958 est un appel aux dingues. Les gens qui paradent et caracolent sur les cendres d’une élection par défaut sont le produit de structures mentales archaïques (le mythe du messie, le culte servile du « chef »), d’intérêts patrimoniaux puissants et d’un mode de scrutin obsolète : rappelons que la Constitution de 1958 est une constitution de guerre et de guerre civile (guerre d’Algérie, 1954-1962), voulue par un vieux général patriarcal et défiant à l’égard des parlements qui, au fond, avait fait son temps dès 1968. De Gaulle partit en 1969, mais la Constitution demeura, et demeure toujours. Tant qu’elle demeurera, elle étouffera le débat, assourdira l’intelligence collective et produira des catastrophes : une désaffection croissante à l’égard du suffrage, avant la bascule vers l’autoritarisme, stupidement préparé par la veulerie d’un « pouvoir » impuissant, qui ne tient que par le recours massif à la violence, et sourd aux questions fondamentales de notre temps – le besoin d’intelligence face aux injustices croissantes et à la dévastation du monde.