• « La Horde », de Marie Favereau : la Horde d’or, empire oublié


    La bataille de Kulikovo (1380), entre les armées de la Horde d’or et celles de plusieurs principautés russes. SCIENCE HISTORY IMAGES/ALAMY/HÉMIS.FR

    Au Moyen Age, l’Etat nomade du fils de Gengis Khan domina un territoire immense, de l’Asie à l’Europe. L’historienne le ressuscite dans un livre brillant.
    Par Marie Dejoux (historienne et collaboratrice du « Monde des livres »)

    « La Horde. Comment les Mongols ont changé le monde » (The Horde), de Marie Favereau, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par l’autrice, Perrin, 432 p., 25 €, numérique 17 €.
    Rituellement, les historiens justifient l’écriture de leurs ouvrages par une lacune à combler. Chez Marie Favereau, l’argument n’est pas une posture, tant son ­livre La Horde peut être vu comme la pièce centrale, mais étonnamment manquante, d’un puzzle pourtant célèbre : l’Empire mongol. Les livres portant sur ce dernier sont en effet légion, mais ils se centrent en général sur le grand Gengis Khan et sur les Etats fondés, après sa mort, en 1227, par les Yuan, en Chine, ou par les Ilkhans, au Moyen-Orient. Rien ou presque sur la Horde d’or de ­Jochi (ou Djötchi), fils aîné du ­conquérant, structure politique pourtant pluriséculaire et qui engloba, entre le XIIIe et le XVe siècle, le Kazakhstan, la Russie et une bonne partie de l’Europe orientale (l’Ukraine, notamment).

    Que l’Empire jochide soit demeuré dans l’ombre s’explique par plusieurs raisons, que Marie Favereau explore brillamment. Bien sûr, il y a la disgrâce même de Jochi (v. 1182-1227), que son père écarta de la succession et qui dut partir se tailler un nouveau royaume. La fonction que les khans (les souverains) de la Horde assignèrent à l’écrit n’aida pas non plus. Négligeant la rédaction de grands récits fondateurs au profit de traités diplomatiques ou commerciaux, ils abandonnèrent la narration de leurs conquêtes à ceux qui en pâtirent, laissant, à l’instar des Vikings, l’image sombre de pillards sanguinaires et destructeurs. Mais l’originalité de la proposition de Marie Favereau est ailleurs : selon elle, notre oubli de la Horde d’or tiendrait avant tout à notre incapacité à concevoir aujourd’hui qu’un empire ait pu être nomade.

    De fait, pour nous autres ­sédentaires, un empire est certes caractérisé par sa vastitude, sa longévité et le nombre de peuples qu’il agrège, mais il a nécessairement un ou plusieurs centres administratifs, ainsi qu’un territoire borné que l’empereur entend à la fois défendre et étendre. En la ­matière, notre horizon de référence est l’Empire romain et l’on comprend dès lors mieux que la Chine des Yuan, mongole elle aussi, mais dont l’organisation bureaucratique émerveilla si fort Marco Polo en son temps, ait davantage reçu de lumière. Marie Favereau parvient pourtant à nous ­convaincre, page après page, que la longévité et l’extension remarquables de la Horde tinrent, au contraire, à la flexibilité que lui conféra le nomadisme. « En adéquation avec la vie quotidienne des Mongols, cette organisation était toujours en mouvement », écrit-elle.

    La « tolérance mongole »

    Aussi la Horde aurait-elle été, plus que toute autre structure ­impériale, capable d’adaptation, mais aussi de résistance. Sans autre toit que celui de leurs tentes de feutre, ces sociétés d’éleveurs itinérants avaient une force : ­elles n’avaient ni terres à cultiver, ni sanctuaires à honorer, ni frontières à défendre. Percées foudroyantes, replis et abandons stratégiques, retournements brusques d’alliances, organisation politique interne fluide étaient autant de cartes entre les mains de « ce royaume résolument nomade » qui, partant, excella aussi bien dans l’art de la guerre que dans celui de la diplomatie et du grand commerce.

    Quel conquérant pouvait-il, en outre, être mieux accepté que ­celui qui, n’étant pas un colon, ne forçait pas les peuples à adopter ses traditions ou sa religion ? L’historienne dévoile un empire original, où bouddhistes, taoïstes, chrétiens et musulmans bénéficiaient de la « tolérance mongole » dès avant la conversion oppor­tuniste des khans à l’islam, au XIIIe siècle, et où l’esclavage, pilier des empires sédentaires, n’existait pas. Au sein de la Horde, l’altérité culturelle ne posait pas de problème, à condition que les peuples et les tribus agrégés, sédentaires ou nomades, reconnaissent la domination du khan, s’acquittent des impôts et n’entravent pas, voire encouragent, l’activité commerciale sur laquelle reposait le « grand échange mongol », ample réseau commercial connectant entre elles l’Europe centrale, la Méditerranée, la ­Sibérie et la mer Noire aux XIIIe-XIVe siècles. Le lecteur connaissait la paix romaine, la pax romana, il découvre enthousiaste la pax mongolica !

    Convaincante lorsqu’elle invite le lecteur à renoncer à ses préjugés et à se décentrer, Marie Favereau se trompe en revanche peut-être quand elle entend réhabiliter les Mongols de la Horde en en ­faisant les artisans d’une « première mondialisation ». Les historiens de la Scandinavie commencèrent eux aussi par revaloriser les Vikings en les dépeignant comme de grands explorateurs, habiles commerçants et précurseurs de la globalisation. Mais ils insistent également aujourd’hui sur la violence que ­représenta ce choc viking, ce qui n’est pas incompa­tible. Ce retour critique était sans doute prématuré dans le cas de la Horde, dont le fonctionnement interne et l’ample récit étaient ­largement inconnus. On attend donc avec d’autant plus d’impatience la suite d’une histoire que Marie Favereau amorce ici avec maestria.

    Marie Dejoux(historienne et collaboratrice du « Monde des livres »)
    https://www.lemonde.fr/livres/article/2023/03/26/la-horde-de-marie-favereau-la-horde-d-or-empire-oublie_6167024_3260.html

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