à Guingamp, la colère d’un monde rural « abandonné »

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    • La réforme cristallise le ras-le-bol de la sous-préfecture bretonne
      Benjamin Keltz
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      Guingamp (Côtes-d’Armor) - envoyé spécial - Sur la devanture de cette crêperie du centre-ville de Guingamp (Côtes-d’Armor), des feuilles de papier. Dessus : « Résiste ! » Au fronton de la communauté de communes, une banderole appelle à la résistance. Dans la rue commerçante de la sous-préfecture bretonne, des « Non ! » s’étalent sur la vitrine d’un magasin de décoration. Sa propriétaire, Stéphanie Pire-Le Goas, les a installés dès la première manifestation contre la réforme des retraites, le 19 janvier. La trentenaire est en colère, à l’image de sa commune de 7 000 habitants, où certains cortèges ont rassemblé jusqu’à 4 000 personnes. Le record de France de la contestation par habitant, comme on aime à plaisanter, ici. Derrière son comptoir, Stéphanie Pire-Le Goas en détaille les raisons : « Cette réforme est la goutte d’eau qui fait déborder le vase d’un ras-le-bol rural. »

      Ancrée sur les bords de la RN12, à plus d’une heure des métropoles rennaise et brestoise, Guingamp s’impose en chef-lieu du territoire le plus pauvre de la péninsule. Le revenu médian dépasse à peine 17 000 euros annuels, soit près de 5 000 de moins que la moyenne nationale. L’économie locale repose sur un tissu d’exploitations agricoles et d’usines agroalimentaires. Ici, tout le monde connaît quelqu’un qui travaille sur une chaîne de production et mesure la pénibilité de ces emplois.

      « On finit cassés avant 60 ans »

      « Il faut méconnaître la réalité de nos métiers pour nous infliger deux ans supplémentaires. Notre travail est tellement physique qu’on finit cassés avant 60 ans. En vingt-deux ans de carrière, je n’ai jamais participé à un pot de départ à la retraite » , lâche David Michel, 44 ans. Mains couvertes de cicatrices révélant d’anciennes coupures et épaules larges comme une armoire bretonne, ce père de famille fait partie des forçats de l’abattoir Socopa, filiale du groupe Bigard, quand il n’assume pas sa mission de délégué CGT de l’entreprise. Son constat ? Beaucoup d’anciens de « l’agro » terminent leur carrière en invalidité, handicapés par des troubles musculosquelettiques.

      Dans les usines locales, le report de l’âge à la retraite est perçu comme « une nouvelle illustration du mépris » du gouvernement. Beaucoup se souviennent de la venue, en 2014, d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie, dans un abattoir voisin placé en liquidation. Il avait qualifié les ouvrières d’ « illettrées » , avant de s’excuser. Depuis, le chef de l’Etat peine à convaincre. « Il ne nous écoute pas et ne comprend pas la réalité de nos vies » , critiquent Morganenn Le Boulanger et Noé Sage Epaca, 25 ans. Le couple ne vote pas, mais il défile dans les manifestations du moment. Dans leurs bouches, on entend l’expression des maux déjà révélés lors des crises des « bonnets rouges » ou des « gilets jaunes ».

      Ces ouvriers en reconversion racontent leur envie, mais surtout leurs difficultés de vivre là où ils ont grandi. Morganenn Le Boulanger et Noé Sage Epaca ont acheté une ancienne étable dans un lieu-dit de Plésidy, situé à une quinzaine de kilomètres de Guingamp. Ici aussi, le prix de l’immobilier a enflé. Vivre dans les terres se mérite. Deux véhicules par foyer sont nécessaires alors que le prix du carburant tutoie 2 euros du litre. Ils s’inquiètent : « Aujourd’hui, nous projetons d’avoir un enfant, mais l’avenir est incertain. Pourra-t-on encore accoucher à Guingamp ? » La maternité de l’hôpital figure sur la liste de la centaine à fermer, selon un récent rapport de l’Académie de médecine sur la périnatalité. Promis à l’arrêt en avril faute de personnel, le service a finalement été maintenu, provisoirement, par l’agence régionale de santé, qui doit aussi statuer sur l’avenir de la chirurgie dans l’établissement.

      Ces sursis ne rassurent pas Yann-Fanch Durand, président du comité de défense de l’hôpital. Selon ce directeur d’école primaire, les menaces sur l’hôpital, le manque de médecins généralistes et la désertion des spécialistes, mais aussi la fermeture annoncée de 44 classes dans les écoles alentour sont autant de symptômes de l’abandon de la campagne par les pouvoirs publics. « Sommes-nous des citoyens de seconde zone ? Nous devons unir les luttes pour nous faire entendre » , martèle le quadragénaire.

      A court d’arguments

      Au Secours populaire de Guingamp, ce mercredi après-midi de mars, on n’y croit plus. Dans les files d’attente qui s’étirent sur le trottoir pour accéder à la distribution alimentaire ou au vestiaire solidaire, une retraitée souffle : « A quoi bon manifester ? Tout est joué d’avance… » Autour d’elle, bénévoles et habitués opinent, défaits. L’optimisme est en berne, à l’image de la santé de la fierté locale : l’En Avant de Guingamp. Vainqueur de la Coupe de France en 2009 et 2014, ce club prônant le « miracle permanent » végète désormais en Ligue 2.

      « Jusqu’alors, le territoire résistait grâce à son esprit humaniste et solidaire, mais lui aussi craque » , alerte Gwenaëlle (qui a souhaité rester anonyme), 45 ans, tout en farfouillant dans les pantalons de seconde main à vendre. Cette surveillante de collège désormais au RSA fait référence aux événements de Callac (Côtes-d’Armor). Dans cette commune située à une trentaine de kilomètres, les élus locaux projetaient d’ouvrir une structure d’accueil pour réfugiés afin de redynamiser le village. Menacé par différents mouvements d’extrême droite et abandonné par la gauche bretonne, le maire (divers gauche) a jeté l’éponge.

      Tout un symbole du malaise qui enfle dans cette région, connue pour être une terre de gauche et de mission pour la famille Le Pen. L’élection, en juin 2022, d’une militante méconnue de La France insoumise, Murielle Lepvraud, comme députée de la circonscription, masque la poussée de l’abstentionnisme et surtout du vote d’extrême droite. Jadis honteux, le soutien à Marine Le Pen prospère dans la campagne bretonne et est assumé comme l’ « expression d’un ras-le-bol » et « une volonté d’essayer autre chose » . Dans les cortèges du moment, syndicats et militants de gauche s’avouent à court d’arguments pour enrayer le phénomène. D’autant que le paysage politique local est en manque de repères. Depuis le retrait de l’ex-ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, de l’ex-député (Renaissance) du Finistère Richard Ferrand ou de Marylise Lebranchu, ex-ministre de la décentralisation de François Hollande, la région ne profite plus de l’entregent de ces élus bretons.

      L’influence de Noël Le Graët, maire socialiste de Guingamp de 1998 à 2005 et président de la Fédération française de football (FFF) de 2011 à 2023 s’est, quant à elle, effondrée. Habitué à narrer ses manœuvres pour « sauver » la maternité où ses petits-enfants sont nés, Noël Le Graët ne semble plus en mesure d’intercéder de la sorte depuis sa démission de la FFF.

      Même les élus locaux affrontent un vent de défiance. Président de la communauté de communes et ex-responsable du Parti socialiste dans les Côtes-d’Armor, parti en dissidence suite à l’avènement de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), Vincent Le Meaux s’inquiète d’un « sentiment d’abandon » : « Depuis vingt ans que je suis élu, je n’ai pas vécu une année sans fermeture de services publics. Paris et les métropoles agissent comme des aspirateurs. L’usure mène souvent à la colère. »