• Gaël Giraud, les zones d’ombres d’un économiste qui prenait la lumière
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/03/24/gael-giraud-les-zones-d-ombres-d-un-economiste-qui-prenait-la-lumiere_616679

    ENQUÊTE La brillante trajectoire de l’intellectuel a été percutée, à l’automne 2022, par des accusations de plagiat et par la tenue de propos complotistes. Tiraillé entre recherche académique et quête de notoriété, ce prêtre jésuite est aussi attiré par l’engagement politique.

    Gaël Giraud a disparu. Ses profils sur Facebook, Twitter et LinkedIn n’existent plus ; son site s’affiche « en maintenance ». Seul demeure son compte Instagram, figé depuis octobre 2022. Dans sa dernière publication, l’économiste jésuite annonçait la parution de ce qui devait être son grand œuvre, Composer un monde en commun. Une théologie politique de l’anthropocène (Seuil, 2022). De France Inter à L’Obs, de Mediapart à Blast, Gaël Giraud avait alors bénéficié d’une couverture médiatique à la hauteur de sa notoriété qui se chiffre en millions de vues sur Internet. Depuis, plus rien. L’entrée dans le trou noir porte une date : le 23 octobre 2022. Ce jour-là, l’économiste de 53 ans est invité pour la troisième fois sur le fauteuil noir de Thinkerview, chaîne YouTube connue pour ses entretiens-fleuves. Pendant trois heures, comme à son habitude, il y déroule les charges qui ont fait l’audience de ce contempteur des dérives de la finance et du néolibéralisme.

    Au bout de vingt-trois minutes, Gaël Giraud cible David de Rothschild, ancien dirigeant de la célèbre banque d’affaires, et affirme : « Lui a un grand projet eschatologique, qui vise la fin des temps, qui est la privatisation absolue du monde et la médiocrisation de l’Etat de manière qu’un traumatisme comme les nationalisations [des banques] de 1981 ne soit plus possible. » Information, assertion, analyse ? Relancé, Gaël Giraud persiste : « C’est mon point de vue sur une information qui circule à Paris. » Et signe, en qualifiant Emmanuel Macron de « porte-flingue » de Rothschild, banque dont l’actuel président de la République a été associé-gérant de 2008 à 2012, et à laquelle il serait resté fidèle, tels les « enfants-soldats au Congo ». Le scandale est immédiat. L’Institut Rousseau, jeune cercle de réflexion dont il est président d’honneur, le somme de publier un communiqué d’excuses. Les jésuites de la province d’Europe occidentale francophone (EOF) en publieront un, eux aussi, pour condamner des « propos outranciers » aux « références antisémites ».

    #paywall

    • Le paragraphe suivant est encore visible

      Quelques semaines plus tard, Gaël Giraud disparaissait des réseaux sociaux. Et de France, où il n’a plus remis les pieds. Officiellement parce qu’il se concentre sur sa nouvelle œuvre, à Washington : la direction du programme de justice environnementale qu’il a fondé, en 2020, à Georgetown, la plus grande université jésuite du monde. Officieusement, ce silence public a été exigé par sa congrégation jésuite. Gaël Giraud, si prolixe sur les réseaux, doit donc se taire – au moins « jusqu’à l’été prochain », nous glisse un proche qui ne souhaite pas être cité. « Il ne s’agit pas d’une demande de silence public mais d’une demande de se recentrer sur son travail académique afin de le mener à bien et d’éviter la dispersion, le surmenage ou des propos inadéquats », nous précise la province jésuite d’EOF.

    • on me l’a donné je partage

      Il plaide le « surmenage »

      Depuis, un brouillard de gêne entoure cet orateur hors pair. Comprendre pourquoi le verbe lui échappe revient d’abord à se heurter au silence. De Gaël Giraud d’abord, qui n’a répondu à aucune des sollicitations du Monde ; de ses proches, ensuite. Presque aucun n’a donné suite, à l’exception de Marcel Rémon. « Il s’emporte quand il parle des banques, son dégoût est plus fort que lui », constate, avec une pointe de regret, l’ami jésuite depuis 2004. Cécile Renouard et Christoph Theobald, eux, ont décliné par l’intermédiaire de leurs assistants : leur agenda est surchargé. La première, avec qui il est aujourd’hui brouillé, fut longtemps son acolyte. Ensemble, ils ont signé quantité d’articles et d’études ; coécrit les livres à succès Vingt propositions pour réformer le capitalisme (Flammarion, 2009), qui comptera trois éditions, et Le Facteur 12. Pourquoi il faut plafonner les revenus (Carnets nord, 2012) ; sillonné le delta du Niger où, pour Total, ils ont enquêté, au risque du kidnapping, sur l’impact local de la firme. Quant à l’éminent théologien jésuite Christoph Theobald, l’un de ses maîtres à penser, il a dirigé sa thèse en théologie, soutenue en 2020 à l’université jésuite du Centre Sèvres, à Paris.

      Lire aussi : Qui sont les jésuites ?

      Durant quelques mois, la vidéo de sa soutenance a été disponible sur YouTube. Malgré son thème aride – fonder une théologie des communs (des ressources partagées telles que l’eau ou les pâturages, gérées et maintenues collectivement) –, elle atteignait plusieurs dizaines de milliers de vues. Elle a, depuis, été supprimée. Une histoire de disparition, encore, que le scandale provoqué par les propos sur Thinkerview aurait presque fait oublier. Composer un monde en commun, essai tiré de sa thèse, devait initialement paraître début mars 2022. Mais à dix jours de la sortie, le philosophe et critique Philippe Chevallier prévient Hugues Jallon, le patron du Seuil : il a identifié plusieurs pages « pour tout ou partie recopiées » de sources non citées, et s’apprête à en tirer un article dans L’Express.

      Alors que l’ouvrage est quasiment arrivé dans les librairies, la maison décide d’annuler sa commercialisation. Un courriel est envoyé en urgence aux journalistes qui ont déjà reçu le pavé de 800 pages : « Le travail de notes et de référencement des travaux cités par l’auteur n’est pas achevé et porte préjudice à la réception du livre et au déploiement de la pensée de l’auteur. » Gaël Giraud, lui, plaide le « surmenage ». Le Centre Sèvres le convoque, puis décide de supprimer la mention Summa cum laude mais de valider son travail, ces « erreurs et négligences » ne concernant pas « le cœur de la thèse théologique ».

      « Gaël est traqué »

      Le livre est republié à peine huit mois plus tard, mi-octobre. Le jour de sa sortie, Philippe Chevallier signale une poignée de nouveaux emprunts, avant que Le Monde n’en ajoute un à la liste, le 28 octobre. Le même jour, la province jésuite publiait son communiqué. Depuis, Gaël Giraud fait silence.

      Seuls montent au créneau le carré d’apôtres gravitant autour de l’Institut Rousseau, qui ont tenté d’en faire un présidentiable en 2022, et chez qui pointe un soupçon de complot. « J’ai l’impression que Gaël est traqué », s’emporte l’un d’eux. Ulcéré par la « malveillance » dont il serait victime, ce proche évoque un « article commandé à charge » dans L’Express : « Mon hypothèse est que Gaël prend de l’ampleur. Il est devenu un outsider politique à surveiller, et même à salir. »

      Lire aussi : L’Institut Rousseau, nouveau venu dans la galaxie des think tanks de gauche

      Un cofondateur de l’Institut Rousseau, qui a répondu à nos questions avant de se rétracter, reconnaît une sortie « maladroite » sur Thinkerview, mais juge que le traitement « n’a pas été très digne ». Les deux soutiens répètent : les plagiats n’excèdent pas la limite admise de 5 % du contenu total, et les propos sur Rothschild ne sont qu’une maladresse immédiatement regrettée par l’intéressé.

      Considérations à l’emporte-pièce

      La thèse du dérapage a pourtant des allures de loi des séries. Quelques mois plus tôt, juste avant l’invasion russe de février 2022, Gaël Giraud avait évoqué un « piège tendu par la CIA pour faire de l’U[kraine] une zone insurrectionnelle anti-russe [et] rompre le lien millénaire Moscou-Kiev » dans un tweet très vite supprimé.

      Son parcours de chercheur, commencé dans les années 1990, est impressionnant : ancien élève de l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm, polytechnicien, docteur en mathématiques appliquées, directeur de recherches au CNRS, ancien chef économiste à l’Agence française de développement (AFD). Son parcours d’intellectuel, lui, a débuté en 2013, lorsqu’il se fait remarquer pour l’éloquence de son opposition à la loi de séparation bancaire (qui oblige les banques à séparer leurs activités de marché [trading] des autres activités bancaires [dépôts, crédits, conseil financier…]), qu’il juge insuffisante, au début du quinquennat de François Hollande. Il émerge ainsi, dans les années 2010, en même temps que s’épanouissent les médias YouTube. L’économiste en devient une figure ; Thinkerview, l’emblème. Ses deux premiers passages sur la chaîne, en mars 2019 puis en septembre 2020, font exploser sa notoriété : l’ensemble atteint 3,6 millions de vues.

      Lire aussi : Article réservé à nos abonnés ThinkerView, la chaîne YouTube qui veut hacker les médias

      Ce format, avec sa longueur et son ton anti-élites, est propice aux envolées analytiques, voire aux considérations à l’emporte-pièce. Gaël Giraud n’y échappe pas, se laissant aller à résumer la guerre en Syrie à une « énorme sécheresse (…) très très mal gérée » par le pouvoir de Bachar al-Assad, ou à enjoindre à « l’islam » de sortir de son « fondamentalisme scripturaire ». C’est sur ces opinions brouillonnes que se greffent, quelquefois, les propos équivoques. Tels ceux tenus dans un long entretien pour la webtélé Blast, en février 2021, où il cherche à nouveau à étayer le « grand plan dogmatique de privatisation du monde » mené, selon lui, par l’exécutif. Gaël Giraud y soutient que la non-réquisition, lors du Covid-19, des cliniques privées où se soigne « la petite oligarchie pour laquelle travaille Macron » est un « indice » : le pouvoir laisserait les patients mourir dans un hôpital public dégradé pour justifier une privatisation, dont il fait « le pari » qu’elle interviendra durant le second quinquennat… L’esprit brillant troque à nouveau la rigueur pour une rhétorique déconcertante, où les arguments laissent place à des démonstrations aux sources floues, souvent attribuées à des rumeurs.

      Son nom comme une caution

      Comme si Gaël Giraud avait deux faces. Côté pile, l’économiste star est auditionné à l’Assemblée nationale et au Sénat, désiré par toute la gauche, notamment par le député insoumis François Ruffin, qui le faisait encore venir au Palais-Bourbon à l’automne 2022 ; côté face, l’intellectuel témoigne d’obsessions pour certaines figures qui touchent au conspirationnisme. « Il a une manière de présenter les choses comme reposant sur une intention cachée. Son raisonnement sur Rothschild et Macron qui seraient main dans la main est pathologique », relate une source qui l’a côtoyé dans le cadre de l’Institut Rousseau et qui a voulu rester anonyme.

      D’autant que ces sorties nourrissent des contenus ouvertement complotistes sur YouTube et Twitter, où son nom est exhibé comme une caution. L’équipe rassemblée par Pierre Gilbert, jeune consultant lié à l’Institut Rousseau, pour faire monter sa candidature à l’élection présidentielle de 2022, ne l’ignorait pas. Ces proches n’ont pas seulement intégré le groupe Facebook « Les amis de Gaël Giraud » pour mobiliser des soutiens. Sur cette page aux 12 500 membres créée sur l’initiative isolée d’un fan, sont régulièrement postés des contenus gênants aux yeux de l’équipe de campagne. Ces petites mains en sont d’ailleurs devenues administratrices pour faire le ménage.

      Cette ambivalence transparaît aussi quand on écoute ceux qui le croisent. Gaël Giraud fascine : plusieurs de nos interlocuteurs ont été impressionnés par son charisme et sa puissance intellectuelle, mais aussi par sa gentillesse et sa loyauté. D’autres, au contraire, évoquent une personne hautaine et cherchant l’ascendant sur ses interlocuteurs. Le jésuite Marcel Rémon, lui, le connaît depuis vingt ans. Le directeur du Centre de recherche et d’action sociales (Ceras), qui publie la revue Projet à laquelle Gaël Giraud a longtemps collaboré, est familier de toutes ses complexités. Elles s’enracinent dans deux moments clefs.

      Au commencement de tout, il y a une « expérience de sens » et une « expérience de non-sens », complète Marcel Rémon. La première a lieu dans une région déshéritée du Tchad où, de 1995 à 1997, il enseigne les maths et la physique au sein d’une école jésuite. Ces mois le bouleversent. A son retour, ce Parisien éveillé à la spiritualité par un oncle vicaire en Suisse, tente une première fois – sans succès – d’intégrer la Compagnie de Jésus. Il y entre finalement en 2004, année où il obtient son habilitation à diriger des recherches (HDR), marquant le retour définitif à son autre vocation, celle de l’économiste.

      « Désir de reconnaissance »

      Six ans plus tôt, le normalien condisciple de Thomas Piketty obtenait son doctorat en mathématiques appliquées à l’économie, après une thèse sur les « jeux stratégiques de marchés ». Entre les deux aura lieu l’autre expérience décisive. Dans l’équipe d’un poids lourd des mathématiques financières, Jean-Michel Lasry, il devient consultant pour la Compagnie parisienne de réescompte (CPR) et pour Calyon : à New York, Gaël Giraud forme des traders.

      Lui-même courtisé, il renonce finalement à une carrière en salle de marchés : ce « non » originel est la première marque de son dégoût pour la finance. De retour en France, s’ouvre une décennie où il passe de l’ombre à la lumière, jusqu’à franchir un palier en devenant chef économiste à l’AFD, en 2015. Durant ces années, il ne se contente pas d’enseigner (Sorbonne, ESCP, Paris School of Economics…) et de se consacrer à la recherche, dans son laboratoire du Centre d’économie de la Sorbonne, ou à travers des bourses octroyées par Veolia, Danone ou Total. Gaël Giraud travaille aussi ses réseaux. Il participe au cercle de réflexion The Shift Project, de Jean-Marc Jancovici, cofonde l’ONG Finance Watch, coordonne le projet d’évaluation du risque climatique Riskergy, qui accouche de l’agence de notation énergie-climat Beyond Ratings, crée la chaire « Energie et prospérité », intègre le conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot. En parallèle, son noviciat jésuite débouche, en 2013, sur son ordination comme prêtre.

      Lire aussi la tribune : La finance a-t-elle été domestiquée ?

      Contempteur de la finance, critique des fondements théoriques du néolibéralisme et promoteur d’une économie au service du vivant : l’hyperactif émerge définitivement comme une figure médiatique durant ses années de chef économiste à l’AFD, de 2015 à 2019. Là, il développe, avec son équipe, un outil de modélisation macroéconomique appelé Gemmes (pour General Monetary and Multisectoral Macrodynamics for the Ecological Shift). Sa nouveauté est d’intégrer, à ses scénarios, les risques financiers et monétaires, et leur interaction avec l’impact des dérèglements écologiques, en particulier le réchauffement climatique et la raréfaction des ressources naturelles minières.

      De ces années date également sa transformation physique. Gaël Giraud se relooke, enlève ses lunettes, se fait repousser des cheveux. Derrière l’apôtre des causes légitimes, Marcel Rémon reconnaît son « désir de reconnaissance », et une obsession : « Son discours expert transpire sa détestation pour le monde bancaire, qu’il connaît de l’intérieur. Sa violence est une réaction à l’attirance quasi idolâtrique qu’il a éprouvée au départ. » L’ami de longue date devine, dans ce rapport d’attraction-répulsion, une relation paradoxale « au pouvoir ». Influent dans le champ intellectuel, Gaël Giraud a peut-être rêvé de plus. La question est cependant délicate : tout engagement électoral signifierait une rupture avec l’ordre jésuite. « Certains aimeraient en faire un politique. A chaque fois, il a choisi les jésuites. C’est un très bon compagnon », se réjouit Marcel Rémon. Qui sait que, malgré ses vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, Gaël Giraud est sensible au vertige de la politique.

      Les idées ou les urnes

      L’économiste s’est retrouvé au centre d’une curieuse campagne lors de l’élection présidentielle de 2022. Officiellement, il entendait juste peser dans le débat grâce à douze propositions soumises aux candidats. Pourtant, en coulisses, la jeune équipe constituée autour de Pierre Gilbert s’est démenée, en 2021, pour « pousser sa candidature » dans le cadre de la Primaire populaire, initiative visant à faire émerger un candidat unique à gauche. L’objectif : faire monter le nombre de parrainages de l’économiste afin qu’il finisse parmi les dix personnalités présentées au vote final. Le jésuite sait alors qu’il frôle une ligne rouge.

      « Gaël Giraud était au courant, mais sans se dire candidat. L’idée était de créer une équipe de campagne et un programme, jusqu’à ce que lui-même souhaite se déclarer », raconte Gaspard Chameroy, membre de ce collectif. Cet entrepreneur social était chargé de la mobilisation, notamment en créant des « groupes locaux » via Facebook. Chaque intervention de l’intellectuel donne d’ailleurs lieu à des visuels travaillés, diffusés sur les réseaux sociaux. « L’enjeu était de provoquer un effet d’emballement », explique le militant, qui s’est depuis présenté aux législatives avec son parti Equinoxe.

      Gaspard Chameroy côtoyait alors un collectif largement issu du vaste réseau initié par le média d’opinion en ligne Le Vent se lève (LVSL), créé fin 2016. De l’Institut Rousseau, notamment fondé en 2020 par des membres de LVSL et dont l’économiste a été fait « président d’honneur » pour lui apporter sa notoriété, à Blast où Salomé Saqué, elle aussi issue de LVSL, l’interviewe régulièrement, Gaël Giraud s’appuie sur ces cercles où se croisent de jeunes journalistes, chercheurs, consultants, entrepreneurs et activistes.

      Si l’aventure politique n’a pas duré, malgré plusieurs milliers de parrainages, elle n’était pas vraiment du goût de la Compagnie de Jésus. « A chaque fois qu’il allait sur un plateau, il se faisait taper sur les doigts. Les jésuites n’apprécient pas vraiment qu’il prenne la parole politiquement », souffle une autre membre de l’équipe. Tiraillé entre les idées et les urnes, Gaël Giraud l’est aussi entre ces cercles. Qu’importe : l’homme pressé n’a pas le temps. Depuis 2020, il est aux Etats-Unis. A l’étroit dans une France où il n’arrivait pas à bâtir de grand programme de recherche, mécontent d’une AFD jugée trop alignée sur le pouvoir macroniste, l’intellectuel se voit proposer, comme une aubaine, par Georgetown, de fonder un programme de justice environnementale.

      Lire aussi la chronique : La Compagnie de Jésus dans la cité des hommes

      Car la plus grande université jésuite entend suivre « son » pape (François), dont l’encyclique sur l’écologie Laudato si’ (2015) a été « un choc », témoigne Marcel Rémon : « Les jésuites du monde entier ont cherché à assumer cet appel venu d’un pape issu de la Compagnie. »

      Un goût de trahison

      Dans ce nouveau poste s’esquissent encore les traits des deux visages de Gaël Giraud, entre l’économiste de niveau mondial qui se voit offrir « carte blanche » à Washington, et ce dissident de l’élite qui vaticine simultanément sur les médias YouTube. Ses pas seraient-ils inspirés par deux grands jésuites marginalisés dans la Compagnie, le philosophe Michel de Certeau (1925-1986) et le paléontologiste Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955) ? Toujours dedans, mais jamais entièrement. Marcel Rémon est presque d’accord. A une nuance près : « Certeau et Teilhard ont beaucoup écrit. » Or, si Gaël Giraud a beaucoup parlé, il a peu publié. Rien de marquant, du moins. Son œuvre se résume surtout à des articles de revues académiques, des préfaces et quelques livres grand public. Le directeur du Ceras se demande encore si la pensée de son ami aura une postérité. Et tranche : « La réponse se jouera dans l’écrit. »

      L’enjeu de Composer un monde en commun était aussi là : peser enfin par un livre pour, peut-être, s’imposer comme le grand intellectuel chrétien contemporain. Il y avait en outre le désir de conjoindre l’économiste et l’homme de foi. « Gaël avait cette envie de cohérence entre sa spiritualité et ses actions depuis longtemps, mais il n’avait pas le temps », glisse Marcel Rémon. Cette thèse, il a dû la caser dans son agenda impossible de chef économiste à l’AFD. Puis la boucler entre 2019 et 2020, durant son « Troisième An », ces neuf mois durant lesquels le jésuite en probation prend du recul sur son engagement. Lui a choisi de le faire à Dublin, où son responsable lui demande déjà d’arrêter de tweeter. Il y finit sa thèse. Trop vite, donc trop mal ? « Il avait une impatience de terminer les choses avant de partir aux Etats-Unis », rapporte Marcel Rémon.

      Aujourd’hui, après ce livre de 800 pages entaché par les plagiats et une respectabilité plombée par sa sortie sur Thinkerview, plusieurs interlocuteurs qui se réjouissaient de voir émerger la grande figure de la pensée chrétienne s’attristent à présent d’un immense gâchis. Il y a par ailleurs ceux pour qui l’épisode porte un goût de trahison. Comme aux éditions du Seuil, où la séquence a laissé des traces.

      « On suspend les projets en cours »

      « J’ai été en colère et déçue. D’avoir encore à en parler, c’est difficile », prévient son éditrice, Elsa Rosenberger. La thèse de Gaël Giraud est le « plus gros texte » de sa carrière, et sûrement le pire. Au Seuil depuis 2006, l’éditrice attendait depuis plusieurs années qu’il lui confie un livre. C’est elle qui l’a lu et défendu en comité d’édition. Des 2,5 millions de signes qui l’époustouflent par leur densité, le manuscrit est raccourci à 1,6 million. La première version passe au radar d’un des « meilleurs préparateurs » du Seuil, chargé de vérifier les citations, corriger les références, bref : de rendre le texte impeccable sur le fond.

      La mise au jour par L’Express des plagiats et l’annulation de la mise en vente de la première version, qui s’est jouée fin février 2022, produit « un choc ». Le Seuil décide pourtant de maintenir sa confiance en l’économiste. « En discutant avec lui, je réalise qu’il découvre ses propres plagiats et, pour preuve de sa bonne foi, il a envoyé sa thèse à Philippe Chevallier », raconte Elsa Rosenberger. Gaël Giraud ira jusqu’à saluer le bourreau de son propre livre dans les remerciements de la seconde version. « On l’a ressorti en pensant sincèrement qu’il avait péché par surmenage. D’une certaine façon, réparer c’était effacer. » L’éditrice sacrifie alors ses vacances d’été pour retravailler le texte, passé au crible de deux logiciels anti-plagiat.

      La V2 sort le 14 octobre. Philippe Chevallier dégaine à nouveau, identifiant d’autres négligences. L’Express publie l’article le jour de la sortie, à 9 heures. « Nous attendons, avec une impatience modérée, la troisième édition corrigée », ricane le journaliste. « Là, c’est trop tard. On a seulement pu corriger les passages signalés par L’Express puis Le Monde pour la prochaine réimpression », relate Elsa Rosenberger. Le livre, pourtant, s’écoule très bien… 10 000 exemplaires : une performance au regard de son aridité, de son kilo et de ses 27 euros. « Les ventes ont été bonnes avec la tournée médiatique, puis ont baissé avant de repartir après le passage sur Thinkerview », rapporte l’éditrice. Même son succès ballotte entre deux mondes, celui où le plagiat discrédite et l’autre où le scandale fait vendre. Au Seuil, la direction a dû s’expliquer devant ses éditeurs, troublés par cette affaire mettant « en jeu son image ». Un historique de la maison nous affirme que la décision a été prise de ne plus publier Gaël Giraud. « Pour le moment, on suspend les projets en cours », tempère Elsa Rosenberger.

      Le souffle de Bach

      Depuis, Gaël Giraud s’est exilé. Certains admettent avoir des contacts avec lui, mais refusent d’en dire plus. « Il est très sensible, tout ça le touche », assure Marcel Rémon. Sans lui chercher d’excuses, l’ami esquisse une piste pour comprendre : « La clef de lecture de tout son livre est d’ordre musical. »

      Mélomane et pianiste de haut niveau, l’économiste partage avec son directeur de thèse, Christoph Theobald, une passion pour Johann Sebastian Bach (1685-1750). Marcel Rémon en veut pour preuve le verbe musical du titre de son livre, Composer un monde en commun, où il consacre de longs passages au compositeur allemand. « Ce livre est construit comme une variation ; cette composition fractale le rend difficile. Et, comme un musicien, il emprunte parfois les partitions des autres sans les citer », analyse Marcel Rémon. Qui y voit aussi une raison de son originalité : « Des trois grands transcendantaux que sont le bien, le vrai et le beau, Giraud et Theobald sont guidés par le beau. »

      Son écologie ne se concentre pas sur « la question morale du bien et du mal, qui est une ornière », mais se fonde sur une approche sensible. La privatisation néolibérale serait « l’ennemie d’un monde regardé en commun », dont il s’agit de prendre soin : le souffle de Bach tiendrait secrètement dans ce geste théologique. Peut-être est-ce son Art de la fugue qui l’inspire, depuis, pour affronter les polémiques.