L’industrie agroalimentaire, un entrelacs de pouvoir et d’argent en terres bretonnes

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  • L’industrie agroalimentaire, un entrelacs de pouvoir et d’argent en terres bretonnes

    L’homme est assis devant une assiette de poisson, dans un restaurant, quelque part en Bretagne. Il dit : « N’utilise pas mon nom ! S’il y avait l’ombre d’un truc faisant voir que c’est moi, j’aurais de gros soucis. Dans le milieu, t’as pas intérêt à parler franchement, parce que, si on sait que c’est toi, on te fusille. » Cet éleveur, figure du complexe agro-industriel breton et membre éminent de plusieurs instances officielles, se confie trois heures durant, entre indignation et dégoût. « Espèce de bandit ! » , lance-t-il à propos d’un président de coopérative qui, à l’entendre, inciterait ses collègues, les « éleveurs de base » , à vendre leurs animaux au prix du marché, donc à s’exposer à la volatilité des cours, alors que lui-même bénéficierait de tarifs garantis grâce à un contrat « en or » signé avec la grande distribution.

    Notre interlocuteur peste aussi contre l’ « asservissement » des paysans, devenus selon lui « esclaves » des firmes, des coopératives, des banques, des vendeurs de tracteurs ou de robots de traite et, d’une manière générale, d’un modèle dominant – le productivisme – dont la Bretagne est un haut lieu depuis les années 1960. A l’entendre, ces paysans auraient été trahis par une partie de ceux, syndicalistes ou administrateurs de coopératives, censés les représenter.

    Si cet éleveur exige l’anonymat, comme beaucoup de témoins dans cette enquête, c’est parce qu’il dit avoir subi, par le passé, des « représailles » après avoir « trop ouvert [sa] gueule » . Il n’est pas le seul à s’exprimer ainsi. Il y a, bien sûr, les opposants historiques au productivisme, élus de gauche, militants environnementalistes ou membres de la Confédération paysanne, l’un des syndicats minoritaires. Mais rares sont les chevilles ouvrières du modèle en question prêtes à partager leurs états d’âme.

    Durant deux ans, Le Monde est allé à leur rencontre, ainsi qu’à celle de nombreux acteurs bretons de l’agro-industrie. Près de trois cents témoignages – paysans, fonctionnaires, techniciens, cadres de coopératives, banquiers, syndicalistes, élus, anciens ministres, etc. – ont été recueillis. Le malaise dont beaucoup font part n’est pas propre à la Bretagne, ni même à la France. A l’heure de la concurrence mondialisée et des périls environnementaux, l’agriculture traverse une crise existentielle dans bien des pays.

    Mais le désarroi semble exacerbé dans cette région, où l’agriculture industrielle et sa sœur siamoise, l’industrie agroalimentaire, façonnent les paysages et les âmes depuis six décennies ; où l’on produit chaque année, sur une péninsule comptant 3,3 millions d’habitants, de quoi nourrir l’équivalent de 22 millions de personnes ; où l’exploitation des sols et des animaux a fait naître des empires transnationaux et des baronnies rurales, a créé des usines et des emplois, a nourri des silences et engendré des drames.

    Notables en colère

    L’avenir du modèle productiviste génère de plus en plus de crispations. En témoignent les désaccords autour du Projet stratégique 2019-2025 des chambres d’agriculture de Bretagne, présenté à la presse le 30 novembre 2020. Ce jour-là, les présidents des chambres, tous éleveurs et adhérents à la puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), jettent un pavé dans la mare. « C’est toute l’agriculture bretonne qui doit évoluer, affirment-ils . On ne peut plus continuer à produire de gros volumes non payés. Nous ne voulons plus ça, ce qui veut dire une baisse de l’élevage, davantage de prairies, la baisse des phytos, etc. La Bretagne va rester une terre d’élevage, la première de France, c’est notre socle. Mais avec moins de volumes produits, plus de lien au sol, plus de compétitivité et plus de transition environnementale. »

    Dans l’assistance, certains journalistes sont stupéfaits. Ces chambres furent longtemps des relais de l’idéologie productiviste. Les voici qui prônent une révolution : moins d’animaux, moins de pesticides et d’engrais de synthèse, plus d’autonomie dans les fermes, une diversification des cultures et un « verdissement » massif des pratiques. C’est, peu ou prou, ce que réclament depuis quarante ans les militants écologistes, ennemis jurés de la FNSEA. Et c’est ce qu’un éleveur des Côtes-d’Armor, André Pochon, pionnier local de l’agroécologie, a préconisé et expérimenté, avec d’autres, à partir des années 1950, au risque d’essuyer les moqueries adverses.

    « Virage à 180 degrés pour l’agriculture bretonne ? » , s’interroge Ouest-France le lendemain. Le point d’interrogation n’est pas superflu, car les chambres n’ont pas de pouvoir contraignant et parce que ce « virage » n’est pas du goût de tout le monde… Très vite, les représentants des « chambres d’agri » reçoivent des appels de notables en colère. Dirigeants de coopératives et gros bonnets de la FNSEA les accusent de précipiter « la mort » de l’agriculture régionale. Sommés d’aller s’expliquer devant leurs troupes, ils calment le jeu.

    Dix jours après la conférence, André Sergent, président de la chambre régionale d’agriculture de Bretagne, arrondit les angles dans Terra , hebdomadaire spécialisé dont l’actionnaire principal est alors la FNSEA. « C’est une trajectoire d’évolution que nous proposons, pas un virage à 180 degrés faisant table rase du passé , écrit-il . Nous savons trop ce que [le passé] apporte aujourd’hui à notre économie régionale. Nous croyons à une transition progressive et négociée. » Officiellement, le projet stratégique n’est pas enterré. Dans les faits, ce coup de pression aurait clairement « freiné l’élan en faveur du changement » , selon un responsable de la chambre régionale d’agriculture.

    Qui fait bloc autour de ce modèle ? Qui orchestre ce que d’aucuns nomment le « lobby agro-industriel breton » ? Les réponses sont difficiles à formuler, pour la bonne raison que ce lobby, en tant que tel, n’a pas d’existence officielle. Il s’agit d’un ensemble d’individus représentant des entreprises et institutions aux intérêts souvent convergents, parfois divergents. Certains s’entraident et se cooptent. D’autres, notamment dans la filière porcine, bataillent. Leurs points communs : ils bénéficient à divers titres du système en place et s’évertuent à ce qu’il évolue peu ou pas du tout.

    Galaxie hétéroclite

    Parmi les pontes de l’agrobusiness figurent des capitaines d’industrie riches et discrets. Les plus emblématiques sont Jean-Paul Bigard et sa famille, numéro trois européen de la viande, le clan Roullier, géant planétaire des engrais, et Louis Le Duff, numéro un mondial des cafés-boulangeries. Réunis, ces empires pèsent 8 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel et représentent près de 60 000 emplois en Bretagne et dans le monde. Tous font partie des cent cinquante plus importantes fortunes professionnelles du pays .

    Ajoutons à ce « casting » les fabricants et vendeurs de machines agricoles, grossistes, transformateurs, patrons de laiteries privées ou concepteurs de logiciels : tous forment une galaxie hétéroclite, employant plusieurs dizaines de milliers de personnes dans la région. Les ténors de la grande distribution, instigateurs d’une « course au moins cher » qui se répercute de longue date sur l’ensemble des filières, ne sont pas en reste.

    Deux des plus emblématiques enseignes françaises, Leclerc et Intermarché, ne sont-elles pas nées en Bretagne ? Ces mastodontes sont d’autant plus incontournables localement qu’ils possèdent leurs propres outils de transformation. En 2018, le tiers des porcs tués en Bretagne finissaient leur vie dans les abattoirs Kermené (Leclerc) et dans ceux d’Agromousquetaires (Intermarché).

    A l’évidence, un certain nombre de ces acteurs n’ont pas intérêt à des bouleversements d’ampleur. Plus d’autonomie technique et financière des paysans, moins d’intrants, d’élevage hors-sol, d’intermédiaires, de circuits longs, de plats transformés ? Cela fragiliserait, dans des proportions variables, ceux qui vendent des pesticides au cultivateur et du jambon premier prix au consommateur. Cela mettrait en péril des milliers d’emplois… mais en créerait d’autres, à en croire plusieurs études publiées à ce sujet.

    Les industriels bretons du secteur n’ont pas tous, cependant, la même philosophie ni les mêmes stratégies. Si certains d’entre eux revendiquent des démarches ambitieuses de progrès social et environnemental, d’autres se contentent d’un verdissement de façade ou n’essaient même pas de se prétendre « en transition ». Beaucoup contribuent au financement d’une ou de plusieurs des huit organisations régionales connues pour mener des actions de lobbying globalement en faveur du modèle dominant.

    Parmi celles-ci : l’Association bretonne des entreprises agroalimentaires (ABEA), qui fédère deux cents entités, dont les principales coopératives, mais aussi le Crédit agricole et le Crédit mutuel Arkéa. L’ABEA a fait parler d’elle, en 2021, après que Mediapart a révélé qu’elle avait tenté d’influencer – en toute légalité – des parlementaires dans le cadre des discussions relatives au projet de loi sur les lanceurs d’alerte.

    Suivre les euros

    Derrière ces lobbys, ces firmes et ces usines officie une élite peu encline à exhiber ses richesses. L’Armorique n’est pas la Côte d’Azur. Pudeur et modération sont ici des vertus cardinales. Il n’existe pas de jet-set agricole qui paraderait en voitures italiennes sur la « Riviera » morbihannaise. Recenser les sociétés civiles immobilières que possèdent les uns et les autres permet, en revanche, de se faire une idée des fortunes amassées. « En quarante ans de carrière, je n’ai jamais vu quelqu’un avec un tel patrimoine immobilier ! » , confie un agent de la répression des fraudes ayant enquêté sur un patron breton de l’agroalimentaire.

    Au moins un de ces grands dirigeants, dont le nom apparaît dans les fuites des « Panama Papers » , a été soupçonné un temps d’avoir eu recours à une société localisée dans un paradis fiscal. A partir de 2010, Alain Glon, fondateur de plusieurs entreprises agroalimentaires, aurait été l’unique bénéficiaire de Greengarth Holdings SA. Cette entité domiciliée au Panama détenait, par l’intermédiaire du cabinet Mossack Fonseca, un compte dans une banque suisse. Ce compte a été vidé en mars 2013, quelque temps avant l’approbation, par les pays du G20, du principe d’échange de données bancaires pour lutter contre l’évasion fiscale. Greengarth Holdings SA a été dissoute en 2014.

    Sollicité par Le Monde , Alain Glon indique qu’il « ignorai [t] l’existence » de ce compte et de cette société jusqu’à ce que « les autorités » l’interrogent à ce sujet, il y a quelques années : « J’ai dit que je n’avais jamais eu connaissance de ce compte. Il m’a été dit que, si mes réponses n’étaient pas satisfaisantes, l’administration donnerait suite et que, dans le cas contraire, on n’en parlerait plus. Ça fait quelques années, et on ne m’en a jamais reparlé. »

    Le sponsoring de clubs sportifs et le mécénat artistique témoignent aussi de la force de frappe financière des pontes de l’agro-industrie. Les trois clubs de football bretons évoluant en Ligue 1 arborent le logo d’au moins un acteur agroalimentaire. Le président du Stade brestois, Denis Le Saint, est à la tête du leader français de la distribution de produits frais. René Ruello, qui fut président du Stade rennais à trois reprises entre 1990 et 2014, a fait fortune dans la viennoiserie.

    « Agriculteurs en col blanc »

    Noël Le Graët, ex-président d’En Avant Guingamp, ancien maire de cette même ville et président de la Fédération française de football jusqu’à ces dernières semaines, est, à l’origine, un transformateur de produits de la mer du Trégor… Dans un autre registre, Bruno Caron, poids lourd de la boulangerie industrielle, a créé la Biennale d’art contemporain de Rennes. Quant à Edouard Leclerc, fondateur éponyme de l’enseigne, il a financé la création, à Landerneau (Finistère), d’un « fonds pour la culture » devenu un haut lieu de l’art contemporain.

    Les dirigeants de coopératives géantes font également partie des bénéficiaires du système. Le Gouessant, Cooperl ou Eureden, toutes basées en Bretagne, appartiennent aux paysans qui les ont fondées il y a plusieurs décennies et qui y adhèrent. Mais le jeu des rachats et le développement à l’international ont transformé certaines « coop » en structures tentaculaires, bardées de holdings et de filiales, générant plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. A leur tête : des « pilotes », souvent issus de prestigieuses écoles.

    Régulièrement critiquées (même par la FNSEA) pour leur manque de transparence, leur déficit chronique de démocratie interne et leur tendance à « serrer la vis » aux producteurs, ces coopératives rémunèrent généreusement, dans le même temps, leurs cadres : selon nos informations, quelques-uns des plus hauts salaires vont de 40 000 à 80 000 euros mensuels. Ce montant correspondait, en 2016, à près de cinquante fois le revenu médian d’un ménage agricole breton, selon l’Insee.

    Tous les paysans de la région, cependant, ne vivent pas chichement. Parmi les exploitants pleinement intégrés au système industriel, une minorité semblent tirer leur épingle du jeu. Ce sont les plus performants du point de vue de la conduite d’élevage et des techniques culturales et/ou ceux qui jouissent des meilleures infrastructures, des meilleures terres ou d’un bon capital de départ. Ce sont aussi certains « agriculteurs en col blanc », qui complètent leurs revenus avec d’autres subsides ou bénéficient d’avantages en nature dus à leur position. Il faut dire que les maroquins sont légion…

    Les conseils d’administration des syndicats, des coopératives, des banques et assureurs mutualistes, entre autres, offrent des mandats plus ou moins chronophages et plus ou moins indemnisés. Un président de chambre perçoit environ 2 000 euros mensuels au titre de ses activités consulaires, ce qui, dans bien des cas, couvre à peine les frais d’embauche d’un ouvrier agricole pour pallier l’absence, dans sa ferme, de l’élu en question. Les présidents de caisses départementales du Crédit agricole – en Bretagne, tous étaient, en 2022, des agriculteurs – empochent environ 5 000 euros mensuels et bénéficient d’un véhicule de fonction.

    « Heureux élus »

    Les mandats d’élus locaux, quant à eux, n’offrent bien souvent que des indemnités symboliques. Ils donnent cependant accès à des leviers importants en matière de politique foncière et d’aménagement du territoire. Or, en Bretagne comme ailleurs, les agriculteurs sont surreprésentés dans les conseils municipaux et communautaires. Tous ces engagements peuvent être désintéressés, mais ils peuvent aussi, comme l’attestent divers témoignages, s’avérer « utiles » à titre individuel. Dans tous les cas, ils contribuent au maillage du territoire par des partisans du modèle dominant.

    Philippe Bizien incarne bien ce phénomène. Ce Finistérien, patron d’un important élevage de porcs, préside Evel’Up, deuxième coopérative porcine française, ainsi qu’Evalor, principal constructeur breton d’unités de méthanisation. Il est aussi le trésorier de l’Union des groupements de producteurs de viande de Bretagne, et il a présidé le comité régional porcin de 1992 à 2022.

    Fils de l’ancien maire de la commune de Landunvez, M. Bizien a obtenu à plusieurs reprises des permis de construire pour agrandir son exploitation. Comme l’a révélé en 2022 le média d’investigation breton Splann ! , le préfet du Finistère lui a accordé une autorisation provisoire pour l’un de ces agrandissements malgré « deux décisions de justice » qui « ont établi que l’exploitation n’aurait pas dû être agrandie » et l’avis négatif, seulement consultatif, d’un commissaire enquêteur qui n’aurait plus jamais été sollicité par l’Etat ensuite.

    Bien au-delà du cas de M. Bizien, c’est tout un système, un entrelacs de pouvoir et d’argent, qui fait grincer des dents à la « base ». En cause : les innombrables mandats indemnisés, l’inutilité supposée de certains d’entre eux, les difficultés pour le paysan lambda à accéder à des cercles où règne la cooptation et, surtout, les privilèges dont jouiraient quelques « heureux élus » disposant des bons postes ou des bons réseaux. Ristournes sur des achats d’engrais ou de pesticides, accès simplifié au foncier, effacement partiel d’une dette, octroi facilité d’une labellisation…

    L’éventail des passe-droits, détaillé par de nombreuses sources, est large. Cette litanie s’ajoute aux démêlés judiciaires ou administratifs qu’ont connus, depuis plusieurs décennies, un certain nombre d’entités et de personnalités pour des faits de pollution, d’abus de biens sociaux, d’entrave à la concurrence, de fraude, de non-publication de comptes, de tromperie sur l’origine de marchandises, d’extension illégale de bâtiments d’élevage, de mise en danger de salariés, ou encore de saccage de biens publics…

    Ces éléments dessinent le portrait d’une région à deux vitesses. D’un côté, ceux, agriculteurs, patrons ou cadres d’entreprises agro-industrielles, qui bénéficient à fond du modèle productiviste – au prix, parfois, du franchissement de « lignes jaunes ». De l’autre, des paysans moins en vue qui s’épuisent à la tâche et gagnent peu, ainsi que des salariés du secteur agroalimentaire travaillant dans des conditions difficiles pour de faibles salaires.

    Malgré les critiques et les signaux d’alerte, le système tient. Il évolue peu et à la marge. Sa robustesse s’explique par son poids économique, par les emplois qu’il induit, par sa capacité à récupérer ou à saborder les propositions alternatives, par la mise au ban ou l’intimidation d’individus récalcitrants.

    « Produire l’autocensure »

    Le sociologue Ali Romdhani, auteur d’une thèse intitulée « Les conflits d’usage au cœur de l’élevage breton », soutenue en 2020 à l’université Rennes-II , est l’un des rares chercheurs à avoir théorisé les ressorts de cet « ordre social breton » . « Ce n’est pas une organisation formelle, écrit-il, mais plutôt une imbrication de réseaux d’acteurs qui se mobilisent quand leurs intérêts, leur identité, leurs privilèges ou leurs routines sont remis en cause. » Et d’évoquer le poids des « règles du jeu social » , qui « empêchent l’évolution de la situation » . La force de cette organisation informelle s’exerce par « l’impunité, l’exclusion, le déni, la pression sociale et la censure » . L’enjeu n’est « pas nécessairement de faire taire les voix discordantes, mais de produire l’autocensure chez la majorité ».

    Pour prendre la mesure de cette chape de plomb, il faut battre la campagne, gagner la confiance de ceux qui savent mais n’ont jamais parlé. Etre recommandé par un proche est un plus. Avoir grandi dans les parages en est un autre. Ranger le vouvoiement au vestiaire est souvent inévitable. Alors, parfois, les langues se délient, les taiseux s’épanchent…

    Michel, vétérinaire, décrit la solitude d’éleveurs surendettés, équipés de tracteurs flambant neufs mais gagnant 800 euros par mois. Arnaud, à la tête d’un important élevage de porcs, explique comment la grande distribution s’est « acheté une image » en acceptant de vendre ses produits, sans les mettre en valeur ni les rémunérer correctement. Claude, comptable à la retraite, énumère les montages juridiques qu’il a aidés à mettre en place afin que certains « gros » puissent agrandir leur ferme en passant sous les radars de la régulation foncière.

    Eric, délégué syndical, évoque le cas d’une employée d’abattoir, victime d’un grave accident sur une machine « vétuste » , qui a renoncé à poursuivre son employeur parce que ce dernier avait embauché dans la foulée des membres de sa famille. Françoise, ex-banquière, raconte l’histoire de cette éleveuse qui s’est endettée « jusqu’au cou » pour moderniser son exploitation mais n’a jamais pu la rentabiliser, parce qu’un voisin, administrateur de la banque en question, a fait main basse sur les terres qu’elle convoitait. Philippe, haut fonctionnaire, relate l’intervention d’un député du cru pour « faire enterrer » une procédure administrative à l’encontre d’un éleveur « ami » .

    Souvent, le fléau du suicide s’invite dans la conversation. Les larmes aux yeux, un autre vétérinaire évoque ces deux paysans, mari et femme, morts à quelques années d’intervalle. Claude, le comptable, a connu « dix suicides en trois ou quatre ans, dans les années 2010 ». « Ce n’était pas forcément à cause de soucis financiers , précise-t-il . Plutôt du burn-out, de l’épuisement, de la nécessité de faire toujours plus en gagnant moins. »

    En France, selon la Mutualité sociale agricole, un agriculteur se donne la mort tous les deux jours. Toutes professions confondues, la Bretagne a le plus fort taux de suicide du pays. « Le choix, pour certains, c’est la faillite, le servage ou le suicide, enrage un éleveur de porcs . C’est dur, ce que je dis, hein ? Mais c’est la vérité. » Comment qualifier un système capable de broyer à ce point ses propres ouailles ? « Féodalité » , répond l’un. « Esclavage moderne » , assure l’autre. Les mots « oligarchie » et « mafia » reviennent aussi.

    « Graves déconvenues »

    Rares sont ceux prêts à le dire sans requérir l’anonymat. Christian Hascoët est de ceux-là. Ce sexagénaire au verbe fleuri nous reçoit un jour de pluie dans le bureau de sa ferme, à Guengat, près de Quimper. Il veut « dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas ». Après avoir travaillé comme commercial pour un groupe agroalimentaire, il a repris la ferme de ses parents dans les années 1990. D’abord de façon « conventionnelle » – maïs, soja, engrais, pesticides. Puis il a progressivement modifié son assolement jusqu’à passer en « système herbager » . Il nourrit ses 165 vaches principalement avec l’herbe de la ferme. Cette approche demande du savoir-faire, un climat adéquat ainsi qu’un parcellaire adapté, mais permet en général de gagner en autonomie et en revenus.

    En 2009, la « grève du lait » fut pour lui un détonateur. Cette mobilisation d’éleveurs européens visait à obtenir une revalorisation des prix d’achat de la production. M. Hascoët y a participé. Il y a cru. Et il a déchanté, tant les avancées furent minimes… La FNSEA n’a pas soutenu le mouvement, qui s’est d’ailleurs construit en opposition à ses visées hégémoniques. Sur le terrain, les barons locaux voyaient les grévistes d’un mauvais œil.

    « Un collègue agriculteur a été chargé par [une institution agricole] de me surveiller, affirme M. Hascoët . Il me l’a avoué des années plus tard… Un jour, un apparatchik du système est venu dans la ferme. Il m’a intimé d’arrêter la grève du lait, avec une violence verbale incroyable. Il disait qu’il fallait que je me soumette. Ça n’a fait que renforcer ma détermination ! Dans ce genre de situation, si t’es pas solide dans ta tête et surtout économiquement, t’es mort. Tu craques ou tu vas au-devant de graves déconvenues. Quand tu demanderas un prêt, par exemple, on ne va pas te l’accorder. Il y aura l’intervention de la “main invisible”… »

    Après cet épisode, Christian Hascoët a participé à la création d’une marque de lait « équitable » , propriété de cinq cents producteurs français. Désormais, il ne dépend plus directement d’une coopérative ou d’une firme. Il n’enrichit plus personne… à part lui-même. Avec son beau-frère et son fils, il emploie deux salariés, prend de trois à quatre semaines de vacances par an, ne travaille pas tous les week-ends, se verse un « très bon » salaire et paye « un paquet d’impôts » .

    « Mais je suis très heureux d’en payer !, poursuit-il . J’ai fait vingt ans de collaboration passive, puis j’ai compris qu’on nous volait et qu’on nous manipulait. Je ne veux pas faire la morale aux copains restés dans le moule. Il est possible d’en sortir, mais ça suppose une remise en cause. Le problème du paysan débordé, c’est qu’il n’a pas le temps de se remettre en cause. » M. Hascoët n’a pu que constater l’hécatombe autour de lui : « Je connais au moins une dizaine de collègues qui se sont suicidés, rien que dans le pays de Quimper, en vingt ans. J’ai plein de copains morts de cancers à cause des pesticides. On paye cher, nous, les paysans bretons, pour que les autres deviennent riches ! »

    https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/04/03/l-industrie-agroalimentaire-un-entrelacs-de-pouvoir-et-d-argent-en-terres-br
    #industrie_agro-alimentaire #Bretagne #France
    #agriculture #élevage #grande_distribution #productivisme #économie

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    signalé par @grrr :
    https://seenthis.net/messages/997391

    • Dans les champs bretons, l’industrie agroalimentaire et la culture de la peur - « En Bretagne, la face cachée de l’agrobusiness » (2/5)
      https://justpaste.it/buqc7

      C’est un puzzle de souffrance et de silences dont les pièces sont disséminées à travers la Bretagne. Un kaléidoscope de destins plus ou moins cabossés. Au départ, il y a des rumeurs : il paraît qu’untel a « vécu ça », qu’un autre connaît quelqu’un qui « sait »… Le Monde a suivi ces pistes, recoupé les informations pour aboutir à quarante-huit témoignages de femmes et d’hommes qui se sont opposés, d’une façon ou d’une autre, aux règles tacites du complexe agro-industriel breton – ou qui, simplement, ne s’y sont pas conformés. Tous auraient connu une « concordance d’événements fâcheux », pour reprendre l’euphémisme d’un fils de paysans du pays de Léon. Comprendre : pressions, intimidations, entraves, harcèlement, sabotages… Ces récits tendent à montrer que l’agro-industrie locale doit sa pérennité, dans des proportions difficiles à définir, à l’usage de diverses formes de violence. Bien des victimes présumées affirment avoir vécu « un enfer », quelques-unes confiant même avoir songé au suicide.

    • Les paysans bretons dans la spirale du productivisme
      https://justpaste.it/ajugg

      Chaque créancier prend des garanties. Qui s’accumulent, elles aussi. « La maison est hypothéquée, le cheptel est hypothéqué, les bâtiments sont hypothéqués », soupire Yannick. Comble de l’hypothèque : la coopérative a nanti les parts sociales de l’éleveur en échange d’un différé de paiement (avec intérêts) sur des livraisons d’aliments. S’il ne parvenait pas à régulariser sa situation, il pourrait perdre sa participation au capital de la « coop », fruit de plusieurs décennies de labeur. Ces fardeaux le hantent : « J’en suis à 100 % d’endettement. La “coop” paie mal, et c’est à l’éleveur de trouver les moyens de subvenir. Dans le même temps, les dirigeants se font mousser en achetant des filiales un peu partout… On nous dit : “Vous n’êtes pas contents ? Allez bloquer les supermarchés !” Mais pendant que je bloque des supermarchés, je ne fais pas mon boulot de paysan ! C’est un cercle vicieux. »

      #dette #travail

    • Le lobby agroalimentaire breton, une machine puissante et bien huilée
      https://justpaste.it/bhu3o

      L’un des derniers en date est la mise en place de la cellule #Demeter. Créée en 2019 au sein de la gendarmerie nationale, en lien étroit avec la FNSEA, cette structure vise à accroître la « coopération » des forces de l’ordre avec le monde agricole. Dans son viseur : les vols de matériel, les intrusions de groupes animalistes dans des élevages hors-sol, mais aussi les « simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ». Le dispositif, à vocation nationale, revêt une dimension symbolique majeure en Bretagne : c’est ici que la densité d’élevages est la plus forte et, aussi, que les crispations liées au modèle dominant sont les plus exacerbées.

      Durant les mois qui ont suivi l’inauguration du dispositif, de nombreux militants environnementalistes ont fait part d’« intimidations » et de « graves atteintes à la liberté d’expression » à leur encontre. Saisie par plusieurs associations, la justice administrative a estimé, en janvier 2022, que la prévention d’« actions de nature idéologique » effectuée par Demeter ne reposait sur « aucune base légale » et a sommé le gouvernement de faire cesser ces activités. Le gouvernement a fait appel de cette décision.