Comment se précipite le « suicide de l’espèce »

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    Comment se précipite le « suicide de l’espèce »
    L’humanité est de plus en plus confrontée aux maladies chroniques, du fait d’une augmentation des risques sanitaires et d’un manque de réflexion collective, analyse l’épidémiologiste Jean-David Zeitoun dans son dernier ouvrage, paru chez Denoël.

    Par #Stéphane_Foucart
    Publié aujourd’hui à 15h00
    Temps deLecture 3 min.

    Livre. « Nous vivrons toujours plus vieux ! » S’il est une idée reçue – plus que jamais d’actualité avec la réforme des retraites – dont la lecture du Suicide de l’espèce fait douter, c’est bien celle-là. Dans ce bref essai, vif et percutant, écrit dans la continuité d’un précédent ouvrage (La Grande Extension. Histoire de la santé humaine, Denoël, 2021), le médecin et épidémiologiste français Jean-David Zeitoun entreprend d’élucider les causes profondes de l’épidémie de maladies chroniques qui frappe l’humanité – diabète et obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers, etc. – et dont les effets sur la mortalité commencent à occulter les progrès accomplis par la médecine au cours du siècle passé.

    L’auteur commence par décomposer le problème comme on analyse un marché, c’est-à-dire en observant l’offre et la demande. Il y a une « offre de risques » comme il y a une « demande de risques », et c’est leur rencontre débridée qui produit ce « suicide de l’espèce ». D’un côté une constellation d’industries pathogènes (hydrocarbures, chimie, agroalimentaire, tabac, alcool, etc.), de l’autre des milliards d’humains qui subissent ces risques de manière directe (tabac, alcool, opioïdes, aliments ultratransformés) ou indirecte (pollution, contaminations chimiques, etc.).

    L’originalité de la démarche de l’auteur est d’articuler les résultats de plusieurs disciplines pour conduire sa démonstration. De la biochimie de la transformation industrielle des aliments à l’épidémiologie, en passant par l’économie et la psychologie comportementale, Le Suicide de l’espèce montre comment une part toujours croissante de nos économies devient pathogène, et pourquoi nous y consentons comme consommateurs – par ignorance, par inattention, par dépendance ou par désespoir.

    Politiques incomplètes
    L’ouvrage ne se contente pas de renvoyer dos à dos l’offre (les industriels) et la demande (les consommateurs). C’est même tout le contraire. Le suicide en cours est plutôt le résultat, selon Jean-David Zeitoun, d’une vision dévoyée du libéralisme, qui fait accroire que notre destinée sanitaire collective est d’abord le fruit de la somme de décisions individuelles. Et qu’il n’y aurait rien à y faire, tant que celles-ci sont libres et non contraintes.

    Jean-David Zeitoun montre comment cette vision des choses, dans une large mesure erronée, demeure prégnante dans les politiques de santé publique. Celles-ci reposent largement sur des messages de prévention à l’adresse des individus et sont au mieux incomplètes, au pire inopérantes. D’abord parce que les risques indirects (pollutions, etc.) sont invisibles et non consentis, ensuite parce que la demande de risques directs (alimentation transformée, etc.) est déterminée par une offre que les pouvoirs publics ne régulent pas.

    Si le suicide de l’espèce n’est pas entravé par le fonctionnement normal de la démocratie, c’est que les Etats « ont laissé se développer d’autres formes de pouvoir non prévues par la théorie démocratique ». Dans les pages les plus brillantes de l’ouvrage, Jean-David Zeitoun réinvestit le « biopouvoir » de Foucault – ce pouvoir d’agir sur la vie biologique des corps – et montre comment les secteurs économiques producteurs de risque appliquent de manière autonome une « biopolitique » pathogène, qui fait pièce aux pouvoirs publics.

    Ramener à la responsabilité intellectuelle
    Ce « biopouvoir négatif » des industriels, comme le nomme l’auteur, est un pouvoir de produire de la morbidité et de la mortalité. Il prend plusieurs formes. Il est d’abord le pouvoir d’imposer une narration dans l’espace public, en ramenant toujours à la responsabilité individuelle les grandes maladies de l’époque et en produisant du doute sur la magnitude des atteintes à l’environnement. Il est ensuite le pouvoir de capturer la réglementation, en imposant des normes techniques favorables qui permettent, in fine, l’arrivée sur le marché de biens ou de services mal évalués, donc sous-régulés. Il est aussi – chose peut-être plus inquiétante encore – un pouvoir sur la construction de la connaissance elle-même.

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    Ces stratégies d’invisibilisation de dégâts de l’économie pathogène sont d’autant plus efficaces que les risques sanitaires produits ne sont pas spécifiques de tel ou tel produit, qu’ils sont nombreux, se potentialisent les uns les autres, et ne se révèlent que de manière différée. Combien de morts, par exemple, aura coûté l’introduction du sirop de fructose dans l’alimentation transformée ? Il sera durablement impossible de le dire, mais le chiffre est à l’évidence gigantesque.

    A mesure que se déroule la démonstration, l’essai change de tonalité et passe d’une analyse froide et clinique du marché des risques sanitaires à une conclusion sur l’éthique de la révolte d’Albert Camus. « Aujourd’hui, des millions de personnes appartiennent par leurs maladies chroniques à la communauté des suicidés de l’espèce (…), conclut Jean-David Zeitoun. Enfin, 100 % des humains, y compris ceux qui travaillent pour les industriels incriminés, trouveraient du sens à se révolter contre la suppression de l’espèce par elle-même. »