Sont-ils fous ?, par Frédéric Lordon (Les blogs du Diplo, 4 avril 2023)

/sont-ils-fous

  • Sont-ils fous ?
    https://blog.mondediplo.net/sont-ils-fous


    Les psychés des dominants ne cessent donc d’enregistrer, et d’exprimer, l’évolution des structures de la domination. C’est pourquoi l’idée qu’en dire quelque chose reviendrait à « psychologiser » est particulièrement faible. Outre que l’énoncé « Macron est un forcené » est aisément compréhensible (pour ne pas parler de ses capacités de « traction » dans l’opinion), les précepteurs structuralistes devraient y regarder à deux fois avant de présupposer que les individus sont incapables d’aller de là à : « les dominants sont devenus fous », et pour finir à : « le capitalisme est fou », série d’étapes qui partant d’un énoncé en apparence à caractère « psychologique », conduit à un autre qui ne l’est plus du tout.

    C’est pourquoi, également, l’objection « ils ne sont pas fous, ils calculent stratégiquement » n’est pas plus robuste que le reste. En particulier de ne pas voir que « Ils calculent » est encore un énoncé « psychologique », doublement même. D’abord parce que « calculer » est une disposition, donc l’effet d’un état mental. Ensuite (surtout) parce il n’y a de calcul qu’aux services de finalités, qui, elles, n’ont pas été posées par calcul. Alors interrogeons : quelles sont-elles donc en l’occurrence ? Maintenir un ordre quoi qu’il en coûte (le vrai « quoi qu’il en coûte »). Provoquer, intimider, terroriser, si ce ne sont pas des inclinations immédiates chez certains (Lallement, Nuñez), ne sont que des moyens. Or il revient à des dispositions psychiques d’être capables d’envisager tel moyen ou de se l’interdire.

    En tout cas, la classe dominante, dans la diversité de ses composantes, en y incluant ceux des dominés qui lui servent de garde, est en état de sécession morale d’avec le reste de la société, et vit autour de nouvelles normes que nul ne partage en dehors de son cercle étroit. Mais l’état moral d’un groupe est nécessairement exprimé dans l’état psychique de chacun des individus qui le composent. La sécession morale a donc nécessairement pour corrélat une reconfiguration psychique collective.

    Quitte à prendre un exemple américain (mais il est parlant), il faut des déplacements considérables, inséparablement moraux et psychiques, pour faire, comme Larry Summers, une vidéo en chemisette à fleurs, sous les palmiers, afin d’expliquer aux salariés que la hausse du chômage sera nécessaire pour contenir l’inflation et qu’ils doivent y consentir. L’appel mécanique aux structures ne donnera pas le fin mot ni ne permettra de saisir vraiment de quoi il y va dans la kyrielle des faits équivalents qui font l’époque.

    « Les structures », par exemple, ne suffiront pas à parler du rapport (de démolition) de Macron aux mots et au langage. Elles ne suffiront pas à qualifier le degré de mensonge et l’inversion systématique de toute réalité dans les énoncés gouvernementaux. Orwell n’est pas devenu pour rien une référence obsédante pour parler de l’époque, et se contenter de dire « structures » ne fera pas le compte. Elles n’éclaireront pas à elles seules le degré d’obscénité sans précédent, l’effondrement de toute décence, la perte de toute limite auxquels, médusés, nous assistons.

    Les structures ne diront pas la dérive du corps préfectoral, désormais dominés par des brutes, Lallement et Nuñez bien sûr, mais également Stzroda, alias « M. Flashball », ex éborgneur de la région Bretagne pendant la loi Travail, désormais directeur de cabinet de Macron ; d’Harcourt, brute managériale dans de nombreuses agences régionales de santé, responsable de la mort de Steve Maia Caniço ; et aujourd’hui Dubée, préfète des Deux-Sèvres qui aura sur la conscience (non, rien ne pèsera sur sa conscience) la mort ou la vie végétative de deux manifestants auxquelles elle aura refusé l’élémentaire humanité de l’assistance à personne en danger.

    On ne comprendra pas avec les structures seulement le déchaînement pulsionnel de la police. Quand la BRAV-M se vautre en commentaires sexuels contre des interpellés, « Je peux dormir avec toi si tu veux ; le premier qui bande encule l’autre » (extraits prudemment « oubliés » dans toutes les reprises audiovisuelles), quand, à Lyon, un policier éprouve le besoin de dénuder complètement un interpellé dans la rue, quand les forums de messagerie regroupant plusieurs milliers de policiers sont un égout à ciel ouvert, débordant de commentaires sexuels, masculinistes et orduriers, ce ne sont pas juste « les structures » qui parlent : ce sont les psychés, et la pulsion y est dégondée.

    Un structuralisme borné ne saisira rien de ces caractères de l’époque, sinon par affirmations tautologiques. Quant à une politique qui s’en tiendrait là, elle risque pour sa part de sérieuses déconvenues, mais pratiques cette fois — donc promises à être plus douloureuses. Car « les structures » ne disent pas avec une très grande précision à qui on a affaire. C’est pourtant une information utile. Savoir qui est Macron permet de ne pas se jeter dans les absurdes stratégies de la « décence démocratique » — où l’on escompte être entendu après s’être rassemblés nombreux pour demander. Savoir où en est le corps préfectoral épargne de se raconter des salades quant aux ancrages de l’« État de droit ». Savoir ce qui meut la police, mesurer la force pulsionnelle qui tient les policiers à leur matraque, envers et contre leurs propres intérêts matériels, évite de se perdre à les appeler « avec nous ». Etc.

    • Sous une forme ou sous une autre, la raison de rétablir le jeu des individus est la même — de l’ignorer est la dernière erreur du « psychologiser, c’est dépolitiser ». Dans les deux cas en effet, il s’agit de se donner les moyens de comprendre que les individus n’effectuent pas mécaniquement la structure : ils y mettent de leur idiosyncrasie et, par-là, font « varier » les opérations de la structure. Parfois très marginalement — entre Nuñez et Lallement, par exemple, la variation est infinitésimale. Parfois plus significativement : qui ne voit que, dans la structure de la Ve République capitaliste, le style de Macron, sa propension à la provocation par ignorance de l’altérité, l’autocentrage radical qui le laisse au comble de la satisfaction de soi quelle que soit l’idée qui lui traverse l’esprit, la série des actes et des propos incendiaires qui en résulte sont des données stratégiques de la situation ? Que le cours du mouvement social, sa dynamique, ses rebonds en ont été puissamment affectés, jusqu’au point de paradoxe où Macron en a parfois été objectivement l’allié.

      Pour nécessaire qu’il soit, l’avertissement structuraliste — les structures : ce qu’il ne faut pas perdre de vue —, s’il en reste là, passe à côté de données d’importance dans la situation. Ne pas vouloir prêter attention à son idiosyncrasie, c’est ne pas voir qu’il est impossible d’attendre de Macron les réactions qu’on escompte usuellement de quelqu’un qui a inscrit convenablement l’altérité — les altérités, Macron les ignore, et leur roule dessus. Il est tout de même utile d’en être prévenu. D’autant plus qu’on ne voit pas par quelle étrange logique, ayant dit cela, il deviendrait impossible d’ajouter que Macron seul n’est pas le problème, que le remplacer par un individu un peu plus sain d’esprit ne réglerait rien — faudrait-il encore qu’il s’en trouve, or, on l’a vu, la « crème » que retient la structure pour en faire ses fonctionnaires est désormais faite de détraqués. Si d’aventure, le capital tirait la prise, considérant que Macron n’est plus « son homme » parce qu’il a enlisé l’agenda pour les quatre ans qui viennent, il en trouverait un équivalent ou pire, Darmanin par exemple (et puis à terme Le Pen), pour prendre sa place.

    • Ha ha ha, après avoir multiplié les phrases emphatiques pour psychologiser les enjeux, notre amuseur public favori découvre finalement que la fonction des domestiques, c’est de sauter si nécessaire, et de dissimuler les véritables maîtres.

      Lordon dit tout et son contraire, et inversement. Mais son répertoire lexical le fait passer pour un radical.

    • A vrai dire, si le « personnalité psychique » des domestiques du capital est peut-être une vaste question (pour qui ?), elle n’en demeure pas moins hors-sujet dans toute analyse de classe.

      Le problème de Lordon, c’est que, formé à l’école althusserienne (à l’instar de l’autre BHL, l’original), il est fatalement incapable d’une telle analyse. Il essaye bien d’en reprendre le lexique, mais ça ne mène jamais à rien (mais ça passe pour devenir une figure de Révolution permanente et du Monde diplomatique).