• « Pour devenir meilleur, un pays doit perdre sa dernière guerre coloniale »

    Un long entretien avec l’historien étatsunien Timothy Snyder à propos des perspectives ouvertes par la résistance ukrainienne à l’invasion russe. Au travers de cette situation contemporaine il évoque de nombreux points abordés en cours à propos du colonialisme et de l’impérialisme (voir les passages soulignés en gras).

    https://www.lemonde.fr/international/article/2023/04/07/timothy-snyder-pour-devenir-meilleur-un-pays-doit-perdre-sa-derniere-guerre-

    Timothy Snyder : « Pour devenir meilleur, un pays doit perdre sa dernière guerre coloniale »

    Selon l’historien américain, seule une victoire de l’Ukraine peut mener à la paix. Dans un entretien au « Monde », il plaide pour un soutien décisif à Kiev, contre un projet impérial russe qu’il qualifie de « génocidaire ».

    Propos recueillis par Rémy Ourdan, Publié le 07 avril 2023

    Rencontré à Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, Timothy Snyder est un historien américain, spécialiste de l’histoire de l’Europe centrale et orientale et de la Shoah. Professeur à l’université Yale, il a notamment publié Terres de sang et Terre noire (Gallimard, 2012 et 2016). Egalement essayiste, il est l’auteur de De la tyrannie (Gallimard, 2017) et de The Road to Unfreedom (Penguin, 2018), à paraître prochainement en français chez Gallimard, avec une nouvelle introduction écrite à l’aune de la guerre en Ukraine.

    Quel est votre sentiment après plus d’un an de guerre russo-ukrainienne ?

    Je crains que l’Occident ne soit passé de l’idée que les Ukrainiens ne peuvent rien faire, comme beaucoup le pensaient au début de la guerre, à la croyance que les Ukrainiens peuvent tout faire, ce qui n’est bien sûr pas vrai. Je pense que les Ukrainiens peuvent gagner cette guerre, mais qu’ils ont besoin de beaucoup plus d’aide qu’ils n’en obtiennent. Il faudrait se concentrer sur le fait de leur en accorder autant que possible.

    Que cette guerre vous a-t-elle révélé de la Russie ?

    Ceux d’entre nous qui avaient décrit la Russie comme un pays fasciste, ceux qui avaient pris les idées du président Vladimir Poutine au sérieux ont eu raison. Les autres – la majorité –, qui ne parlaient que de technocratie et d’intérêts économiques, ont eu tort. La Russie n’a pas changé, mais davantage d’Européens la voient aujourd’hui pour ce qu’elle est vraiment.

    Et que cette guerre vous a-t-elle révélé de l’Ukraine ?

    Là aussi, c’est l’Ukraine que je connais. Mes amis [ukrainiens] font ce que je m’attendais à les voir faire. C’est le pays qui a progressivement émergé ces trente dernières années, de l’indépendance de 1991 à aujourd’hui, et particulièrement depuis la révolution de Maïdan, en 2014, avec une consolidation de la société civile et un renouvellement des générations. Les dirigeants du pays sont jeunes.
    Il s’agit là d’une différence très importante entre l’Ukraine et la Russie. Au début de la guerre, le monde était perplexe face à des questions telles que l’ethnicité et la langue, qui n’ont en fait guère d’importance. Ce qui compte réellement, c’est la politique, l’expérience. En Russie, l’expression politique n’a pas été autorisée, il n’y a pas eu de moment où la population a pu s’affirmer par le vote, et le renouvellement des générations n’a pas été permis. Poutine fait la guerre à l’Ukraine, mais aussi à la jeunesse russe. Il l’enferme dans une prison générationnelle pour l’envoyer combattre dans cette guerre insensée.

    On évoque une volonté impériale, ou coloniale, de la Russie. Comment qualifieriez-vous le projet russe ?

    L’Europe d’aujourd’hui est une Europe postcoloniale. Le projet qui la sous-tend – l’intégration européenne – est né après la guerre, mais il s’inscrit surtout dans une période postcoloniale. La seconde guerre mondiale fut une guerre coloniale allemande, qui a échoué et qui a été suivie par d’autres guerres coloniales, hollandaises, françaises, etc., qui ont échoué. L’Europe est une collection d’Etats postimpériaux.
    Or, le projet de la Russie consiste à réaffirmer le principe de l’empire, contre l’Ukraine mais aussi contre l’Europe. Car, si le principe de l’empire était victorieux, alors l’intégration échouerait. La Russie traite l’Ukraine comme une sorte de colonie. Les affirmations de Poutine selon lesquelles il n’existe pas de nation ukrainienne, pas d’Etat ukrainien, sont des classiques de la rhétorique de la supériorité coloniale. C’est la raison pour laquelle Moscou a besoin de perdre cette guerre : pour devenir meilleur, un pays doit perdre sa dernière guerre coloniale. Ceux qui aiment la Russie devraient lui souhaiter une défaite aussi rapide et décisive que possible. La défaite est la seule solution pour que la Russie y gagne.

    Dans sa diplomatie et ses relations internationales, la Russie ne cesse de mettre en avant le concept de « souveraineté ». Or, on voit qu’elle n’accorde aucune importance à la souveraineté de la Géorgie ou de l’Ukraine, telle qu’on l’entend communément, avec un respect des Etats et des frontières. Qu’est-ce que la « souveraineté », selon Moscou ?

    C ’est là une question essentielle. Quand on parle de souveraineté en Occident, on parle de droit et de frontières. Quand on parle de souveraineté dans le « Sud global », on parle de sortie des empires. Mais quand la Russie parle de souveraineté, il s’agit de s’affranchir de toutes les règles. Un bon exemple est fourni par le discours de Poutine [le 30 septembre 2022] quand la Russie a proclamé avoir annexé des régions ukrainiennes [Louhansk, Donetsk, Kherson et Zaporijia]. Poutine a expliqué que, parce que la Russie est une civilisation millénaire, les règles contemporaines ne s’appliquent pas à elle.
    Cette idée russe est proche de l’idée fasciste. C’est aussi ce que disaient les nazis quand ils affirmaient que, parce qu’ils étaient « spéciaux », les règles étaient artificielles et ne s’appliquaient pas à eux. C’est l’idée fasciste d’être investi d’une « mission spéciale ».

    Les juristes internationaux s’accordent sur le fait qu’il y a un crime d’agression de la Russie contre l’Ukraine et que des crimes de guerre sont commis, mais ils débattent de la nature génocidaire du crime. Pourquoi affirmez-vous que cette guerre est génocidaire ?

    La Russie commet en Ukraine toutes les catégories de crimes, jusqu’à la déportation forcée d’enfants, explicitement mentionnée dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948. Elle commet des actes génocidaires. Tel qu’on l’entend communément, il y a génocide si tout le monde est tué, jusqu’au dernier. Or, le génocide est aussi un crime fondé sur l’intention de détruire une nation, une communauté.
    La difficulté, selon beaucoup d’observateurs, est de prouver l’intention génocidaire. Or, nous sommes dans une situation historiquement inhabituelle, où la Russie, au lieu de cacher ses intentions, les banalise. Elle dit clairement qu’elle tuera suffisamment d’Ukrainiens pour que les survivants se rangent de son côté. Les déclarations russes sur cette guerre sont génocidaires. Presque chaque jour à la télévision d’Etat, quelqu’un fait une déclaration génocidaire. La notion même de « désukrainisation » montre une intention génocidaire.
    Dmitri Medvedev, ex-président de la Fédération de Russie [2008-2012] et vice-président du Conseil de sécurité de Russie, poste régulièrement des déclarations génocidaires sur sa chaîne Telegram. Le président Poutine lui-même, lorsqu’il nie l’existence d’une nation ukrainienne, utilise un langage prégénocidaire. Nous sommes inondés de ces déclarations. Mon avis est donc que nous avons des preuves de l’intention génocidaire, mais que la tactique russe consiste à donner le sentiment que la situation est normale.

    L’Ukraine discute beaucoup, ces dernières années, de son histoire, de son identité. Comment comprenez-vous l’évolution de l’identité nationale ukrainienne ?

    L’historien français Ernest Renan disait [en 1882] que « l’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ». Une nation se détermine par ce qu’il s’y passe chaque jour, pas par des événements advenus il y a mille ans. C’est ce que l’Ukraine vient nous rappeler. Nous sommes distraits par une question de langue, qui compte en fait peu – je parle anglais, mais je ne suis pas anglais –, et de mythes. Les Européens et les Américains sont séduits par l’idée qu’en Europe de l’Est les choses anciennes se prolongent à travers l’histoire et restent vraies. Quand Poutine dit que tout doit rester à l’identique, il est étrange que cela nous séduise.
    Les Ukrainiens nous donnent une leçon sur la construction d’une nation, par de petites actions, par les risques pris par chacun. Quand je pense à la nation ukrainienne, je pense surtout à la société civile. Les habitants mènent des actions ensemble. Quelqu’un conduit une camionnette, de l’ouest à l’est de l’Ukraine, pour acheminer quelque chose à une personne qu’il ne connaît pas, mais il connaît quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît cette personne. Cela établit un réseau horizontal, une confiance. C’est ainsi que les Ukrainiens combattent dans cette guerre, et cela définit ce qu’est la nation ukrainienne.
    L’autre aspect de cette question est d’ordre moral. Quand se produit un événement important dans une histoire nationale, il doit y avoir une prise de risque. La Révolution française était un risque, la révolution américaine était un risque. La décision du président Volodymyr Zelensky de rester en Ukraine était un risque, et cela a à voir avec l’idée de nation. La nation est aussi une entité morale.
    Par ailleurs, les Ukrainiens construisent une nation européenne afin de rejoindre l’Europe. Ils ne se font aucune illusion sur leurs chances de réussir seuls. C’est là une leçon importante.
    Dans cette guerre, la question de l’identité nationale russe m’interroge davantage. La Russie se définit elle-même comme une anti-Ukraine. Si votre existence se résume à la négation d’autre chose, alors qu’êtes-vous ? La Russie a choisi son ennemi, et maintenant, l’identité russe est basée sur ce choix de vouloir détruire l’Ukraine.

    Quel est le projet politique ukrainien, et a-t-il changé avec la guerre ?

    L’Ukraine a une longue histoire, qui ne commence pas avec l’indépendance de 1991. Quand certains disent que « Poutine a inventé l’Ukraine en l’envahissant », cela me rend un peu malade, car, alors, qui est ce peuple qui s’est levé au premier jour de la guerre pour résister ? D’où vient-il ? Il y avait un débat, avant 1991, sur ce qu’est l’Ukraine, sur le fait qu’elle soit une nation parce qu’elle avait une langue et une culture, ou qu’elle soit une nation du fait de l’engagement civique de ses habitants. Or, ce débat a été clos en 1991 : l’Ukraine était une entité politique et civique. Dans un pays où la langue russe est très importante, vous pouvez vous sentir ukrainien, quelles que soient votre langue natale et votre appartenance ethnique. Le premier des Ukrainiens aujourd’hui [Volodymyr Zelensky] est un Ukrainien juif russophone. Et cela est possible parce qu’il y a trente ans les Ukrainiens ont eu cette compréhension de ce qu’est la nation, et parce que cette période a été riche en actions démocratiques, destinées à construire une société.
    L’Ukraine et la Russie sont, en ce moment, deux pays très différents. Le projet de Poutine est tourné vers le passé, voire un passé imaginaire, tandis que le projet ukrainien est tourné vers l’avenir, vers la construction d’une entité politique qui s’améliore.

    Il y a actuellement en Ukraine un fort rejet de la culture russe, avec des appels au boycott de la Russie dans tous les domaines. Pensez-vous que ce phénomène se prolongera après la guerre ?

    D’abord, nous devrions nous souvenir à quel point l’Ukraine a été tolérante et favorable à la culture russe, jusqu’au 24 février 2022 [date de l’invasion militaire russe]. Il existait une presse russophone, la langue russe était parlée à la télévision comme dans la rue. On oublie que l’Ukraine est le pays du monde où le plus de gens peuvent parler le plus librement le russe. Cela reste vrai aujourd’hui, même si quelques personnes tentent désormais de ne parler que l’ukrainien.
    Nous sous-estimons à quel point l’Ukraine est moderne avec, par exemple, une capitale bilingue. Berne n’est pas vraiment une capitale bilingue, Bruxelles n’est pas vraiment une capitale bilingue non plus, l’Europe n’a pas vraiment de capitales bilingues, alors que Kiev l’est.
    Ensuite, je ne suis pas surpris que les Ukrainiens aient une réaction négative à l’égard de la culture russe, car ils l’associent à l’idée de l’empire.

    La paix doit-elle nécessairement passer par une victoire militaire et la défaite de l’ennemi, comme cela est envisagé aujourd’hui tant par Moscou que par Kiev, ou peut-elle être une paix négociée ?

    Je pense que ni les Russes ni les Ukrainiens ne veulent de paix négociée. Tous deux sont déterminés à vaincre. On parle de la négociation comme d’une alternative à la guerre, mais la négociation n’est possible que lorsque les deux belligérants ont décidé de ne plus combattre. Au début de la guerre, Moscou et Kiev se sont parlé, mais actuellement il est clair qu’aucun camp ne veut négocier. Et cela, parce que la Russie pense toujours – à mon avis à tort – qu’elle peut encore vaincre l’Ukraine, et parce que l’Ukraine pense – à mon avis à raison – qu’elle devrait et qu’elle peut reconquérir ses territoires occupés.
    La paix interviendra avec la victoire des Ukrainiens. Le seul moyen de terminer la guerre est que la Russie ne puisse plus combattre. Il y a deux scénarios possibles. Le premier est que Poutine déclare que la Russie a gagné, que l’OTAN s’apprêtait à envahir la Russie via l’Ukraine et que, grâce à son brillant commandement, il l’a stoppée en Ukraine, sans qu’un seul soldat de l’OTAN atteigne la Russie. Son discours pourrait ressembler à ça, et il est possible que les Russes y croient, ou fassent semblant d’y croire. Dans le second scénario, quelqu’un en Russie renverse Poutine.
    Je n’imagine pas que la Russie puisse admettre sa défaite. Dans les deux cas, le pays passera à autre chose : les propagandistes russes cesseront soudain de parler de l’Ukraine, et tout le monde comprendra qu’il ne faut plus y penser. C’est ainsi que la politique russe fonctionne. Soit Poutine changera de sujet, soit le sujet changera de lui-même, car ce sera l’après-Poutine.

    Craignez-vous une escalade militaire, soit parce que le conflit s’étendrait au-delà des frontières de l’Ukraine, soit parce que la Russie utiliserait des armes de destruction massive ?

    Je suis embarrassé par le débat sur le nucléaire. Je pense que les Russes ont très consciencieusement et soigneusement conçu leurs déclarations sur le nucléaire pour faire peur à l’Occident. Stratégiquement, ils n’ont aucune raison d’utiliser l’arme nucléaire et de nombreuses raisons de ne pas l’utiliser. La plus importante est que, pour eux, le prestige nucléaire est ce qui fait de la Russie une superpuissance. Si Moscou utilisait l’arme nucléaire, il perdrait immédiatement ce prestige et deviendrait paria, et les pays voisins chercheraient à se doter d’armes nucléaires. Par ailleurs, le risque de voir le conflit s’étendre n’existe que si on laisse la Russie gagner la guerre. Les Ukrainiens sont en train de contenir l’agression russe à l’intérieur de leurs frontières.

    Malgré la guerre, Vladimir Poutine reste une figure acceptable pour certains mouvements politiques européens, ainsi que pour une frange de l’opinion publique. Pourquoi, dans des pays démocratiques, certains sont-ils attirés par des tyrans ou des figures autoritaires ?

    Dans l’histoire des démocraties, il y a toujours eu des personnes fascinées par les tyrans. Dans les années 1930, en Europe comme aux Etats-Unis, beaucoup ont été séduits par Staline ou Hitler. Il y a des gens qui souscrivent au mythe d’un homme qui résout tous les problèmes. C’est une vision fantaisiste et infantile de la politique. La démocratie nécessite des citoyens matures, capables de compromis, patients, et qui acceptent que des idées différentes des leurs puissent s’exprimer. Mais il faut bien reconnaître que certains n’aiment pas la liberté. Ils veulent qu’on leur mente, ou qu’on leur dise quoi faire. C’est aussi le cas actuellement dans mon pays [aux Etats-Unis].

    Les relations internationales et le droit international connaissent parfois des tournants, comme, après la seconde guerre mondiale, la création de l’ONU, la Déclaration universelle des droits de l’homme et les conventions de Genève – ou, dans une moindre mesure, après la guerre froide. La guerre russo-ukrainienne pourrait-elle marquer un tournant ?

    Les Ukrainiens sont en train de sauver le système international actuel. En termes purement stratégiques, la résistance ukrainienne a rendu le monde beaucoup plus sûr qu’il y a un an, pour trois raisons. Cela rend une confrontation américano-chinoise dans le Pacifique moins probable, parce que cela force Pékin à réfléchir à deux fois à une intervention à Taïwan ; cela rend une confrontation entre la Russie et l’OTAN moins probable, car la Russie n’a plus l’armée nécessaire pour menacer des pays membres de l’OTAN ; et cela rend une guerre nucléaire beaucoup moins probable, car l’Ukraine résiste au chantage nucléaire et démontre qu’il n’y a pas besoin de posséder des armes nucléaires pour résister à une puissance nucléaire.
    On n’est pas obligé de voir cette guerre comme une crise de l’ordre contemporain. On peut aussi la considérer comme son salut. Evidemment, tout dépend d’une victoire de l’Ukraine.

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