dans les coulisses d’une douce machinerie néolibérale

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  • France Inter : dans les coulisses d’une douce machinerie néolibérale
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    Une fois les sujets déterminés et arrêtés, je dois remplir le plateau « d’experts ». Première contrainte, la disponibilité. La Maison de la Radio se trouve à Paris. Les émissions sont programmées quelques jours en avance dans le meilleur des cas, mais ça peut parfois être du matin pour le soir. Soit on habite à Paris et on peut être là rapidement, soit on habite loin, on est prévenu à l’avance et donc on s’organise pour venir mais ça sera à ses propres frais. J’ai le droit de commander des taxis pour les gens d’Île-de-France, mais France Inter ne rembourse jamais les déplacements plus longs en train, et les invités ne sont bien sûr pas rémunérés pour leur participation à une émission. Pour venir depuis une « ville moyenne », il faut avoir une maison d’édition ayant prévu un budget promo, ou pouvoir être capable d’investir de sa poche. Ça filtre déjà beaucoup.

    Ensuite, la voix. Parler dans un micro est un exercice particulier. Certaines personnes sont considérées comme des « bons clients », s’expriment de manière intelligible, connaissent les règles et savent rebondir, tandis que pour d’autres, ça ne fonctionne pas. Le format des émissions réclame des interventions concises, courtes, avec un début et une fin. « Ici, on est pas chez les violets » m’a- t-on plusieurs fois répété, manière d’exprimer que les auditeurs de France Inter ont une capacité d’écoute plus inconsistante que ceux de France Culture (ce sont eux « les violets », en référence à la couleur du logo). Si vous voulez être le plus précis possible dans vos explications et donc que vous avez besoin de temps pour choisir vos mots, développer votre propos, vous ne serez pas invité. Même chose si votre éloquence ne respecte pas les règles canoniques de l’expression dominante (bourgeoise). Ici, il faut avancer au galop et la forme est priorisée sur le fond.

    En tant qu’atta pro, je suis chargé d’organiser la couverture quotidienne de sujets aussi divers que la fréquentation des campings du sud de la France, l’explosion dans le port de Beyrouth, l’alliance politique de coulisse entre macronistes et républicains. À chaque fois, je dois réussir à mettre rapidement la main sur les « références » liées aux sujets évoqués, comprenez des gens déjà connus des médias, qui se sont déjà exprimés, et ainsi considérés comme des personnalités « respectables », avec un « statut ». C’est ce qui est attendu par la direction. Ce sont des patrons de fédération, des chargés d’étude, des universitaires qui ont compris le jeu. Évidemment, uniquement des gens ayant acquis ou fait perdurer une condition sociale en haut de l’échelle. « Ma femme de ménage ne représente personne » aimait me marteler une présentatrice de la station pour appuyer sur ce principe. Ici, c’est France Inter, les autres médias nous écoutent. Les interventions de personnalités « paillettes » (jargon interne), c’est-à-dire avec une grosse notoriété, pourront être reprises dans des dépêches AFP ou sur les réseaux sociaux. Ça fait partie des grands objectifs du schmilblick.

    Le temps imparti pour choisir les invités, vérifier s’ils peuvent être là et s’ils parlent bien, faire valider par la direction, les contacter puis attendre leur réponse, est court. Je dois aller vite, et aller vite veut dire aller simple, et aller simple veut souvent dire aller comme d’habitude. La première étape est toujours la même : sonder son répertoire de contacts téléphoniques. France Inter a ses « tauliers » de première ligne pour chaque thématique. Ce sont les invités, interchangeables, qu’on désigne par le pronom « un » suivi de leur nom de famille. Le sujet est très large ? J’ai des sociologues passe-partout (« un Viard, un Wieviorka »). Besoin de « sentir l’opinion publique » ? J’ai des politologues capables de lâcher des chiffres car ça fait bien à l’antenne (« un Dabi, un Fourquet »). On veut prendre « un peu de hauteur » ? Psychiatres ou autres philosophes branchés développement personnel, (« un André, un Comte-Sponville, un Lenoir ») on a aussi. Souvent des hommes dont l’égo est assez gonflé pour se sentir à l’aise à parler de tout et de rien. Peu importe les termes précis du sujet, tant que ça les touche plus ou moins directement, ils seront ravis et disponibles pour venir. Ça fonctionne un peu comme les éditorialistes des chaînes d’info en continu mais avec un peu plus de consistance intellectuelle. Bien pratiques pour combler un plateau composé de spécialistes plus « techniques », ils sont comme des piliers de comptoir pour lesquels le studio remplace le bistrot.

    • Pour être efficace, il incombe de comprendre une chose : la mission n’est pas de rendre compte du réel mais de l’#actualité. Cette variation est bien plus qu’une finesse sémantique. Ce n’est pas vis-à-vis du réel, passé présent comme futur, que le travail d’attaché de production se construit. Lorsque vous choisissez les sujets à aborder et les invités avec lesquels en parler, c’est à partir de « l’actu » que vous devez raisonner, c’est-à-dire à partir d’une hiérarchisation informationnelle produite et alimentée par les #médias eux-même de manière réticulaire. L’attaché de production est un des outils à travers lesquels le « traitement de l’actualité » s’émancipe des autres sphères du monde social. Cela devient un marché à part entière, au même titre que les autres. Vous ne vendez pas des planches de bois ou des voitures électriques, mais de l’actu, et c’est à partir de ça que le travail s’organise. L’objectif du média devient dès lors d’entretenir une certaine position sur le marché de l’information, et pour les gros mastodontes comme France Inter, cela est synonyme de jouer sur les mêmes plates bandes que les autres. C’est pour cette raison que très souvent, la direction explique en conférence de rédaction que « l’actualité l’impose » (à l’image des fameuses « humeurs du marché » décrites par les économistes de plateaux), sans que cette réification grotesque, véritable renversement de l’acte journalistique, ne provoque la simple interrogation de qui que ce soit. L’existence d’une ligne éditoriale explicite, autour de laquelle les discussions peuvent s’agréger, est dissoute dans la dynamique incessante de l’actu.

      #journalisme #media

    • Comme pour les autres activités subventionnées car dites « d’intérêt public » (poste, transports, éducation etc), la généralisation du néolibéralisme dans les médias accompagne une dépréciation qualitative. En plus de conditions de travail internes de plus en plus fragiles, la rigueur du rapport au réel ne constitue plus la tâche première du travail journalistique. Pour se maintenir sur le marché de l’info, d’autres priorités sont à mettre en avant. Ce renversement a des répercussions sur le plan politique : la densité de la mission de formation d’un « citoyen éclairé » par la mise à disposition d’une information vérifiée s’étiole, la fonction de contre-pouvoir exercée par la critique des éléments de langage du pouvoir est de plus en plus lacunaire. La polarisation du travail autour du traitement de « l’actualité », et non plus de la réalité, nourrit la dynamique contre-démocratique inhérente au néolibéralisme. Le bal des experts en lien avec la volonté de rester compétitif encadre la disparition d’une relation cohérente (donc agonistique) au réel, centrée sur les luttes, les oppositions, les dominations, auquelles la démocratie est censée par définition apporter une réponse sans cesse renouvelée. Comme le montre l’exemple médiatique, la généralisation de la rationalité néolibérale ne fait pas que fragiliser les piliers essentiels d’un partage démocratique du pouvoir : il participe à faire disparaître, à travers la transfiguration de ce qui compose l’essence du réel, l’existence même d’un idéal centré sur l’intégration constante et sans bornes du plus grand nombre dans les affaires de la cité.