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  • Se réapproprier la production de connaissance
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    Se réapproprier la production de connaissance
    Par Alexandre Monnin, Éric Tannier et Maël Thomas

    PHILOSOPHE , BIOLOGISTE ET INFORMATICIEN, PHILOSOPHE

    Face à la marchandisation de la recherche scientifique et sa possible mobilisation à des fins destructrices, la science ouverte, aveugle aux conditions d’utilisation des travaux de recherche, est au mieux impuissante, au pire contre-productive. Nous proposons au contraire la définition de communautés se réappropriant les enjeux de la propriété intellectuelle au service de la redirection écologique. Cette construction n’est pas un vœu pieux : elle existe déjà, en tant qu’outil juridique disponible pour tous.tes.

    Le physicien et membre éminent du parti communiste français Frédéric Joliot-Curie proposait en décembre 1945 que les scientifiques se missent en grève si leurs résultats étaient utilisés pour produire des applications qu’ils réprouvaient[1]. Non seulement il ressentait, comme beaucoup de ses pairs à l’époque, une responsabilité eu égard aux conséquences de la mise au point de l’arme atomique, mais il imaginait ainsi un moyen d’action pour exercer cette responsabilité. S’il pouvait s’enorgueillir de conséquences de ses travaux de recherche quand il les trouvait bénéfiques, preuve qu’après leur diffusion ils lui appartenaient encore un peu, il ne pouvait par conséquent se dédouaner des conséquences qu’il jugeait à l’inverse désastreuses.

    Le principe de la grève, destinée à empêcher certains usages de leurs résultats, n’a pas essaimé parmi les scientifiques[2]. Cependant, cette idée soulève aujourd’hui la question de l’exercice de la responsabilité des chercheurs et chercheuses face à la mobilisation à marche forcée de la production scientifique à des fins de croissance économique, au détriment de la production d’un savoir partagé et de l’écologie[1]. Sans exclure la grève, nous proposons d’employer un moyen d’action alternatif, autant symbolique que juridique, basé sur une réappropriation des enjeux de la propriété intellectuelle et des communs afin de définir à qui et à quoi chercheuses et chercheurs entendent destiner leurs productions.

    À qui appartiennent les résultats de la recherche scientifique ? Tout résultat « matérialisable » est protégé par le droit de la propriété intellectuelle, qui en attribue une part aux auteurs et une part à leurs employeurs. Une partie est soumise au secret des entreprises ou des États, quand les résultats touchent à des enjeux stratégiques pour la défense ou la compétitivité par exemple. En dehors de ces règles, l’habitude de la communauté scientifique est de reconnaître la maternité ou la paternité d’un résultat, mais pas sa propriété : les idées sont publiées puis libres de circuler et d’être reprises, modifiées ou utilisées par toutes et tous. Il s’agit autrement dit de ce qui passe pour un « commun », et le mouvement de la « science ouverte » accentue le détachement de fait entre les auteurs et leur œuvre – les travailleurs et leur production.

    Cependant, envisager la production de résultats scientifiques sous l’angle d’un commun nécessite de préciser les contours de la communauté d’utilisateurs et utilisatrices de ces résultats. En effet, la définition d’une communauté ou d’un collectif est à la base de la prise en charge des communs, popularisées par la politiste américaine Elinor Ostrom. Si à l’origine le commun est défini comme une ressource limitée nécessitant une politique de gestion pour la préserver, il a été étendu à toute ressource dont l’utilisation nécessite de s’accorder sur des principes politiques pour en réguler la gestion et la circulation, et en particulier la connaissance[4].

    La communauté avec laquelle construire une politique autour d’un commun scientifique varie en fonction des résultats produits, des endroits où ils le sont et de l’esprit qui préside à cette production. Il existe toutefois des tendances, que reflètent les modèles macro-économiques dont s’inspirent les politiques publiques : ces modèles pointent l’innovation technologique comme principal ressort de la croissance du PIB, et la recherche et développement (R&D) comme le moteur de cette innovation[5]. Ces modèles décrivent et contribuent à organiser un partage de la connaissance produite dans les laboratoires moins avec l’humanité toute entière qu’avec des acteurs politiques ou économiques intéressés par (ou intéressés à) la maximisation de la croissance. La forte corrélation entre la richesse et l’empreinte environnementale[6] remet en question cette alliance.

    Un exemple nous en est donné dans l’actualité technologique : un agent conversationnel comme ChatGPT utilise largement le corpus de publications mis à disposition par le mouvement de la science ouverte. Il est possible que les modèles de langage reposant sur l’apprentissage en deviennent un débouché important, sans que nous en maîtrisions les applications et les conséquences : uberisation croissantes des activités humaines (y compris l’activité scientifique ?), élimination des garde-fous concernant la vérification des résultats, promotion d’un type unique de pensée, déplacement de la production, et donc de l’autorité et du pouvoir, vers les pays et les entreprises productrices de ces modèles. Cet usage de la mise à disposition de nos résultats interroge notre rapport aux instruments de travail et la nécessité pour les chercheuses et chercheurs de s’en ressaisir.

    Nous proposons à la communauté scientifique de bâtir et d’employer un instrument juridique lui permettant de redéfinir et de se réapproprier les finalités de son travail. Il est issu de la propriété littéraire et artistique, sous le régime de laquelle sont produits les résultats scientifiques (documents, données, logiciels) depuis le XIXe siècle[7]. Les droits d’auteur limitent les droits à « exploiter » une œuvre de l’esprit afin d’assurer une rémunération aux autrices et aux auteurs. Si l’exploitation, en matière d’œuvres d’art, consiste principalement à les copier ou à les représenter (d’où le copyright anglo-saxon), l’exploitation d’une œuvre scientifique se caractérise avant tout par son utilisation. L’enjeu est donc de construire un droit d’usage (UsageRight). Non pas, en l’occurrence, pour se ménager la possibilité d’une rémunération mais pour empêcher les usages que l’on réprouve (le droit moral des œuvres d’art explore d’ailleurs en partie cette possibilité).

    Le droit d’usage est inspiré des licences éthiques, inventées par la programmeuse de logiciels et activiste américaine Coraline Ada Ehmke. Elles proposent de définir de potentielles communautés utilisatrices des logiciels, soit par exclusion (certains usages sont interdits et certaines institutions exclues), soit par inclusion (l’usage est réservé à une communauté définie).

    Nous proposons de restreindre l’usage de nos productions (qui sont déclinées en documents, données et logiciels) à une communauté constituée de membres (individus ou collectivités) qui auraient publié leurs engagements en faveur de la redirection écologique[8]. Nous entendons ainsi interdire l’usage de nos productions à des fins destructrices.

    Notre proposition est aussi une manière de redéfinir avec quels partenaires nous voulons faire de la science et selon quelles modalités

    Comme Joliot-Curie en son temps, (et en accord avec la constitution française, précisant dans sa charte de l’environnement, Article 1 : « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » et Article 9 : « La recherche et l’innovation doivent apporter leur concours à la préservation et à la mise en valeur de l’environnement ») nous ne sommes pas d’accord avec l’utilisation inconsidérée des résultats de la recherche. Demander cet engagement, c’est définir une communauté non pas selon des valeurs morales construites à l’avance, ni des frontières tracées par les concepteurs, mais selon une volonté de construire collectivement une trajectoire vers un mode de production et un mode de vie soutenable, en respectant les spécificités de chaque membre de ce collectif.

    L’instrument proposé est une licence comportant trois volets, chacun adapté à un type de production. Les brevets en sont exclus car ils sont d’ores et déjà susceptibles d’être utilisés dans le même but[9], et la licence sert précisément à protéger les résultats non brevetés. La licence propose de tracer des frontières perméables autour d’une communauté qui se définit elle-même par l’exclusion des pratiques destructrices. Elle donne le droit d’usage de la production à cette communauté et le prohibe au-delà.

    En choisissant une licence, nous entendons donner prise à l’un des fondements des communs qui supposent la mise en place de procédures de punition en cas de non-respect des obligations auxquelles les membres du collectif souscrivent. La jurisprudence ne reconnaît pas encore d’interdiction d’usage pour des raisons éthiques mais les textes de loi le permettent (davantage en raison d’un vide juridique que d’une disposition explicite à ce stade)[10].

    Par cette définition principalement exclusive d’une communauté utilisatrice, notre proposition est aussi une manière de redéfinir avec quels partenaires nous voulons faire de la science et selon quelles modalités : pas seulement entre nous, scientifiques, ou avec les industriels ou les politiques, mais avec les collectivités, associations, citoyen.nes, paysan.nes, consommateur.rice.s, amateur.rice.s de science, toutes et tous « parties prenantes » et partenaires de l’activité de recherche.

    Cette proposition n’est pas exclusive d’une réflexion plus large sur la réappropriation des moyens de production de la recherche ; au contraire, elle peut et doit la précéder en contribuant à poser l’enjeu à nouveaux frais. En effet, une licence juridique peut être le support de revendications politiques, auprès des tutelles, souvent exprimées dans le monde de la recherche au bénéfice d’une science tout à la fois plus autonome (au sens propre du terme) mais aussi – et sans contradiction – plus impliquée socialement car moins soumise à des agendas qui ne devraient pas être les siens.

    Les licences restrictives contrarient le mouvement de la science ouverte, populaire chez les scientifiques, qui aiment partager leurs résultats, et les institutions, qui entendent en faciliter la circulation et l’utilisation. Elles établissent des barrières, ou plutôt une « membrane semi-perméable[11] », autour de nos recherches. Car l’ouverture n’est pas en soi un concept désirable si l’on n’a pas à l’avance défini à qui et pour quoi nous voulons ouvrir la science. Le partage bien compris nécessite que soient définies ses conditions.

    Cette réappropriation des conditions du partage constitue à son tour une étape sur le chemin de l’autonomie et de la réappropriation des conditions de production de la recherche. Nous comprenons l’efficacité de la science ouverte du point de vue de la diffusion ainsi que l’agrément de l’absence de barrière pour l’accès aux ressources mais nous entrevoyons aussi le danger d’une prolétarisation de la production scientifique, le danger que nos créations nous échappent et que nous en soyons réduits, comme plusieurs physiciens en 1945, à regretter d’avoir contribué à construire une bombe.

    Cette initiative constitue donc une main tendue aux partisan·es de la science ouverte, en leur soumettant un cadre propre à maintenir l’idée généreuse d’ouverture tout en la dissociant des forces économiques dans lesquelles elle a été jusqu’ici encastrée. Aujourd’hui la communauté scientifique documente elle-même le potentiel destructeur de l’utilisation de sa production à des fins de croissance[12]. Cessons de l’alimenter.

    En pratique, comment faire : Pour être membre utilisateur de la communauté, publiez une description de votre position ou de vos engagements en tant que scientifiques dans la redirection écologique. Plusieurs exemples figurent sur le site compagnon. 2/ Pour être membre producteur de la communauté, apposez sur vos publications, rapports, présentations, logiciels, bases de données, une mention ou le logo UsageRight, à la manière dont Camille Noûs est mentionnée dans la liste des auteurs et autrices de certains articles afin de souligner le caractère collectif de l’entreprise scientifique.

    Nous voulons ici mettre en avant le fait que la recherche s’intéresse aussi aux destinées du monde. Cette mention aura une valeur symbolique et juridique : il sera possible de dénoncer et d’attaquer en justice les usages avérés contraires au contrat établi. L’utilisation d’une licence sur les logiciels est soumise à l’approbation de l’institution employeuse car celle-ci partage les droits d’auteur avec la productrice ou le producteur du logiciel. L’État cherche également à réguler les usages de licences. La nécessité d’initier des négociations collectives avec les institutions à la fois au sujet de la protection des résultats de la recherche et de leur engagement en matière de redirection, constituera, nous en formulons le vœu, un bénéfice supplémentaire de cette démarche.

    Un ensemble de développements sur le sujet de cet article, avec le texte des licences, est disponible ici.
    https://pbil.univ-lyon1.fr/members/tannier/usageright/accueil_fr.html
    Des cas d’utilisation fictifs sont imaginés ici https://pbil.univ-lyon1.fr/members/tannier/usageright/Usages_fr.html.

    #science_ouverte #commun #droit_d_usage