• L’apport inattendu des moines du Moyen Âge à l’étude du volcanisme | Pour la Science
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    En consignant la couleur précise des éclipses de Lune, des moines des XIIe et XIIIe siècles ont documenté sans le savoir les principales éruptions volcaniques de leur époque.

    “Je regardai quand l’Agneau ouvrit le sixième sceau, et il y eut un grand tremblement de terre. Le soleil devint noir comme un sac de crin, la Lune entière devint comme du sang”, peut-on lire dans l’Apocalypse, le dernier livre du Nouveau Testament de la religion chrétienne. Peut-être est-ce parce que l’astre de la nuit était supposé annoncer la fin des temps que les moines chrétiens ont porté autant d’attention à coucher sur parchemin la description précise de la teinte qu’il prend lors des éclipses de Lune. Ces événements sont provoqués par l’alignement du Soleil, de la Terre et de la Lune (dans cet ordre), ce qui plonge notre satellite dans l’ombre de la planète. La Lune n’est alors éclairée que par des rayons du Soleil diffusant à travers l’atmosphère terrestre, ce qui lui donne dans la majorité des cas une teinte rougeâtre caractéristique, et plus rarement une teinte très sombre qui rend le disque lunaire presque invisible. Ce sont ces derniers cas qui ont intéressé Sébastien Guillet, de l’université de Genève, et ses collègues, qui se sont servis des descriptions des éclipses de Lune par les moines pour dater… des éruptions volcaniques aux XIIe et XIIIe siècles.

    Pour dater les éruptions volcaniques passées, on peut par exemple étudier les dépôts de soufre dans des carottes de glace. On a ainsi identifié une forte activité volcanique entre 1100 et 1300. Mais cette méthode pâtit d’incertitudes de l’ordre de plusieurs années. Il est donc intéressant d’estimer les dates des éruptions par d’autres méthodes indépendantes, ce qui permettrait, en croisant les données, d’obtenir des datations plus précises, nécessaires notamment pour affiner les simulations climatiques sur cette période.

    L’approche de Sébastien Guillet et de ses collègues, inédite, s’appuie sur une mesure indirecte contenue dans les récits d’époque. Les volcans explosifs rejettent parfois de grandes quantités de gaz sulfurés dans l’atmosphère. En se dispersant dans la stratosphère, ces gaz forment des aérosols et voilent en partie les rayons du soleil. Ce voile est particulièrement remarquable lors des éclipses de Lune, car il assombrit très distinctement l’astre, parfois même jusqu’à le faire disparaître.

    Or la teinte que prenait la Lune lors des éclipses est bien documentée dans les chroniques et annales européennes des XIIe et XIIIe siècles. Ainsi, les chercheurs ont retrouvé 51 descriptions précises et datées sur les 64 éclipses visibles en Europe durant cette période. Parmi celles-ci, cinq étaient décrites comme particulièrement sombres.

    En utilisant des données satellites et des simulations numériques indiquant la durée de vie des aérosols volcaniques dans la stratosphère, l’équipe a montré qu’une éclipse de Lune avait plus de chance d’être sombre si elle survenait dans les trois à vingt mois qui suivent une éruption d’ampleur. Les cinq événements décrits par les moines européens sont donc très probablement associés à des éruptions volcaniques les ayant précédées de quelques mois.

    Pour comparer leurs résultats avec les autres méthodes, Sébastien Guillet et ses collègues se sont intéressés aux effets climatiques à court terme de ces éruptions. Les aérosols, en bloquant une partie des rayons du Soleil, sont souvent associés à un été froid dans l’année qui suit une éruption. Or les cernes de croissance des arbres gardent la trace des conditions météorologiques en vigueur durant leur vie. En étudiant les cernes de croissance d’arbres ayant vécu durant les périodes estimées des cinq éruptions, les chercheurs ont en effet remarqué une bonne corrélation entre des refroidissements ponctuels et les éclipses de Lune particulièrement sombres.

    En combinant les estimations provenant des sources manuscrites et des cernes des arbres (ou dendrochronologie), l’équipe a établi une nouvelle datation pour cinq éruptions majeures des XIIe et XIIIe siècles, avec une précision à l’année, voire à la saison près. Parmi ces événements, on compte par exemple une éruption datée entre mai et août 1171, mais aussi la célèbre éruption du Samalas, en Indonésie, qui aurait eu lieu entre le printemps et l’été 1257. Cette éruption, probablement la plus importante de l’ère moderne, était déjà datée avec une certaine précision, mais le travail des chercheurs a permis de valider les estimations par une méthode indépendante.

    Des chercheurs ont avancé l’hypothèse que l’effet combiné des éruptions volcaniques de cette période aurait joué un rôle dans la transition de l’optimum climatique médiéval vers le petit âge glaciaire à la fin du XIIIe siècle. Mais ce scénario ne fait pas consensus au sein de la communauté scientifique. Estimer l’effet des éruptions sur le climat est difficile, car cela dépend fortement des mouvements des masses d’air dans la stratosphère, qui varient eux-mêmes avec les saisons. Savoir à quelle saison les éruptions se sont produites serait donc précieux pour consolider cette hypothèse. Sans le savoir, les moines copistes ont fourni un outil efficace pour aider à modéliser les effets du volcanisme sur le climat et les sociétés du Moyen Âge.