Le temps libre est déterminant pour la formation des consciences et la vie des sociétés
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Cet entretien s’inscrit dans un numéro sur la (re)politisation du #temps-libre (qui sortira fin juin 2023). Alors que la conquête du temps libre a été le moteur des luttes tout au long du XIXe et du XXe siècles, que fait la gauche du « temps libre » aujourd’hui ? Dans cet entretien, l’ancien candidat insoumis à l’élection présidentielle de 2022, explique comment il se saisit politiquement du temps libre, mais aussi quel est son rapport personnel à celui-ci.
Mouvements . Au moment où nous réalisons cette interview, fin avril 2023, nous sortons tout juste du débat législatif sur les retraites. Dans vos interventions, dans le cadre de la lutte contre cette réforme, vous avez beaucoup insisté sur la notion de temps libre, pourquoi ?
J-L.M . À la dernière élection présidentielle, la moitié des 18-24 ans ont voté pour moi. C’est un signal majeur de sa volonté de rupture avec le système et avec l’ordre établi. Or, cet ordre n’est pas seulement économico-politique, il est aussi culturel. Dans une vision un peu mécanique du marxisme ou de l’anticapitalisme, on met beaucoup en avant – et c’est nécessaire – la force des relations économiques, leur domination, et la condition d’exploitée de la grande masse de la population. Mais on l’oublie trop souvent, les êtres humains sont des êtres sociaux et se construisent aussi en dehors des relations contraintes du mode de production. Ce reproche avait été adressé à Karl Marx et lui-même s’en défendait. Les conditions dans lesquelles ils produisent et reproduisent leur existence matérielle sont à la fois sociales mais aussi culturelles. Nous entrons dans nos relations sociales par des rites, des coutumes et une idéologie de la manière de vivre en commun. Tout cela nous précède et se construit en dehors du travail, même si le travail et ses formes pèsent sur les espaces sociaux où nous nous développons. Enfant nous sommes dressés à nous intégrer à la société par le respect de ses us et coutumes. Adulte, nous nous construisons pendant notre « temps libre », ce temps de la vie où l’on dispose de soi-même, où l’on décide soi-même de ce que l’on va faire. Ce temps s’oppose au temps socialement contraint : celui du travail et de la production. La place de la relation culturelle à la société, donc à soi-même, est pour moi un moment, une étape déterminante de la formation des consciences politiques et de la vie des sociétés.
Or cela me semble être un véritable angle mort dans le discours général. L’enjeu des retraites, au fond, c’est questionner l’idée qu’on se fait de son existence, du temps pendant lequel on va en disposer librement. Ici il faut bien voir comment notre vie est radicalement partagée entre d’un côté, le temps contraint – lui-même partagé entre celui des contraintes du salariat et celui de toutes les contraintes de la vie en société comme d’être père ou mère de famille – et de l’autre, notre temps libre. Je constate une grande confusion dans les esprits entre « temps libre » et « temps inactif ». On voit comment le fameux « droit à la paresse » de Paul Lafargue est caricaturé, alors que c’est le cœur même de l’humanisme : l’être humain doit être son propre créateur. C’est pour cela que Paul Lafargue écrit ce livre, au XIXe siècle, à un moment où il n’y a ni congés pour les salariés, ni limites horaires dans le travail de la journée, ni dans la semaine, ou si peu : il écrit ce livre pour défendre le droit absolu à disposer librement de soi. Cela inclut le droit de ne rien faire, le droit à la paresse, le droit de regarder les vagues passer les unes après les autres, etc. C’est un temps où je dispose et décide à chaque instant de ce qu’il va être. Pour le dire autrement, c’est une cure radicale de désintoxication des valeurs dominantes de la société capitaliste. C’est un temps inutile, mais au bon sens du terme, c’est-à-dire gratuit, soustrait à l’exploitation capitaliste.