un monde se clôt, par Julia Cagé – Libération

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    • Mort de l’économiste Daniel Cohen : un monde se clôt, par Julia Cagé – Libération
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      Daniel Cohen en 2011.
      Sacha Goldman/Collection Christophe L. AFP

      Passeur d’idées enthousiaste, pédagogue exceptionnel, vulgarisateur hors pair… et fan de Leonard Cohen. L’élève Julia Cagé rend hommage à son mentor décédé le 20 août pour lequel l’économie n’avait rien de théorique, mais était fondamentalement politique.

      I’m Your Man. Combien sommes-nous à être entrés, perdus, dans le bureau de Daniel Cohen, atterrés à l’idée de ne savoir que faire de nos 20 ans, et à en être ressortis les yeux pleins d’étoiles, armés des sciences sociales et surtout d’un mentor qui ne nous ferait jamais défaut ?

      Daniel était un passeur d’idées – et d’enthousiasme. Il a formé et amené aux sciences économiques et sociales des générations entières d’étudiants (Philippe Askenazy, Maya Bacache, Esther Duflo, Pascaline Dupas, Camille Landais, Gabriel Zucman, etc. pour n’en citer que quelques-uns). Pédagogue hors pair, son enseignement fascinait, qu’il s’agisse d’une simple introduction à l’économie ou de systèmes d’équations beaucoup plus complexes qui font le délice des macro-économistes. Sous sa plume – et grâce à son énergie contagieuse – le bonheur de comprendre l’emportait. Pour Daniel, l’économie n’avait rien de théorique ; fondamentalement, elle était politique. Un moyen, parmi d’autres, d’éclairer les transformations du monde contemporain.

      Lecteur infatigable
      Prophète non égaré de nos temps modernes, et vulgarisateur hors pair, il a ainsi de l’un à l’autre de ses multiples livres su mettre à jour les limites du capitalisme contemporain, dénonçant – intellectuel engagé – l’explosion des inégalités entre nations comme à l’intérieur des pays riches. Dans son dernier livre, Homo numericus, il révélait ainsi sans ambages les dérives de la civilisation contemporaine, dévoilant les détournements d’une révolution numérique enfermant chaque jour un peu plus les individus dans des comportements contradictoires, imposés à eux par des algorithmes à vocation marchande. Une critique du capitalisme que l’on retrouvait déjà dans ses premiers ouvrages – dénonçant à l’époque les limites de la chaîne de montage avant d’aborder, parmi beaucoup d’autres, le débat sur la fin du travail –, ainsi que tout au long de ses explorations successives de la société postindustrielle (Trois leçons sur la société post-industrielle). Une œuvre cependant également optimiste car, si ces derniers ouvrages interrogeaient aussi la question du bonheur – la Prospérité du vice : une introduction (inquiète) à l’économie –, Daniel ne manquait jamais de rappeler que chaque révolution pouvait également être une formidable opportunité. La révolution numérique ne faisant pas ici exception.

      Lecteur infatigable, chacun de ses ouvrages représentait également une mine infinie d’informations, nourri du cinéma et de la fiction – il n’hésitait ainsi pas à introduire Homo numericus par une référence à la série Black Mirror – comme des sciences humaines et sociales et des travaux d’anthropologues (Gordon Childe, Claude Lévi-Strauss, Germaine Tillon), d’archéologues (Jacques Cauvin) ou de nombreux historiens (Paul Bairoch, Aldo Schiavone, etc.) qu’il avait un talent hors norme pour articuler. Et des travaux de ses contemporains qu’il n’oubliait jamais de valoriser. Homme de gauche aux engagements assumés, au cours des dernières années, il s’était également interrogé sur l’apparition de nouveaux clivages politiques, inquiet de la montée des populismes et du désenchantement démocratique – cf. les Origines du populisme : enquête sur un schisme politique et social. Et ne manquant jamais de prendre part au débat public, qu’il s’agisse de dénoncer la suppression de l’impôt sur la fortune ou l’injustice de la réforme des retraites.

      Macro-économiste réputé, ayant étudié en France où il enseigna tout au long de sa carrière (comme chargé de recherche au CNRS, puis à l’université de Nancy avant de rejoindre l’Ecole normale supérieure où il cofonda l’Ecole d’économie de Paris) tout en nourrissant ses réflexions de longs séjours aux Etats-Unis (Harvard, MIT), il a par ailleurs construit son parcours académique autour de ses travaux sur les crises de la dette souveraine, notamment en Amérique latine où, économiste tout à la fois pratique et savant – pour reprendre le titre de l’un de ses cours qui fit le bonheur de tant d’étudiants – il s’est porté au chevet de nombreux gouvernements. Avant de s’intéresser au cours des dernières années à la crise grecque et aux nécessaires réformes de l’union monétaire européenne.

      Grand professeur, infatigable passeur d’idées, Daniel était aussi un homme d’exception, un « gentleman » à l’image de Roger Federer, le tennisman qui le fascinait tant. Amoureux de Leonard Cohen, il savait comme lui ciseler les mots, talent que l’on retrouve dans les titres de chacun de ses ouvrages dans lesquels il ne manquait jamais de rendre hommage à l’autre de ses passions : Bob Dylan. « Times, They Are A-Changin. » Il faut dire que Daniel nous permettait de mieux comprendre ces nombreux bouleversements.

      To a teacher : merci pour tout Professeur.

    • On est bien d’accord @recriweb.

      A propos de pédagogie, Daniel Cohen rhabillé pour plusieurs hivers par Acrimed :

      https://www.acrimed.org/Paroles-d-expert-le-communisme-explique-aux-enfants

      Paroles d’expert : le communisme expliqué aux enfants

      L’émission « Les petits bateaux » sur France Inter propose à de jeunes auditeurs (6-12 ans) de poser par l’intermédiaire d’un répondeur des questions que l’animatrice, Noëlle Breham, s’occupe ensuite de soumettre à d’éminents spécialistes, qui s’efforcent de répondre de façon claire et adaptée à leur jeune âge. L’exercice, souvent réussi, est cependant difficile et impose inévitablement raccourcis et/ou simplifications. Mais il offre aussi l’occasion de voir la pédagogie se transformer en pure propagande, comme nous l’avions relevé déjà à deux reprises : quand un « expert », Alain Frèrejean, s’est chargé d’expliquer les inégalités Nord-Sud et un autre, Daniel Cohen, les raisons de payer à bas prix des gants fabriqués dans les pays pauvres [1].

      Or c’est encore Daniel Cohen [2] qui, le 21 janvier 2007, fut chargé de répondre à la question de Jean qui demandait « ce que c’est que le communisme ». On pouvait craindre le pire : on ne fut pas déçu...