Les multiples figures de la dé-commémoration - Les mots sont importants (lmsi.net)
▻https://lmsi.net/Les-multiples-figures-de-la-de-commemoration
Présentation d’un livre collectif sur les politiques de la mémoire
par Jenny Wüstenberg, Sarah Gensburger
23 octobre 2023
Les images de manifestants mettant à terre une statue du marchand d’esclaves Edward Colston au Royaume-Uni ou celles de la grue soulevant de leur piédestal le général confédéré Robert E.Lee et son cheval aux États-Unis ont fait le tour du monde, défrayé la chronique et excité les paniques morales. À rebours desdites paniques morales, nous avons nous même observé avec bienveillance les mouvements sociaux dénigrés souvent sous le nom de cancel culture, en soulignant la légitimité et même la salubrité publique voire l’urgence d’une « écologie politique des lieux de mémoire », assumant comme une nécessité la dimension « négative » du « déboulonnage ». Un important ouvrage collectif coordonné par Sarah Gensburger et Jenny Wüstenberg, qui vient de paraître aux éditions Fayard, aborde le sujet sous un autre angle, tout aussi éloigné de l’indignation morale et de la panique identitaire, mais sensiblement différent et complémentaire du nôtre : celui des sciences sociales, qui – comme nous l’avions déjà souligné à l’occasion d’un précédent ouvrage coordonné par Sarah Gensburger – introduit de la sobriété là où règne souvent l’envolée lyrique, de la rigueur là où se déchaîne souvent l’approximation, de l’enquête et donc du réel là où prospère souvent le fantasme ou la montée en généralité, des nuances et de la complexité là où l’on veut souvent imposer de la simplicité ou de la binarité. En faisant appel à près de cinquante historiens et historiennes, sociologues, anthropologues du monde entier, ce nouvel ouvrage nous invite à saisir, sur le temps long, les nombreuses formes de ce qu’il nomme avec à-propos la « dé-commémoration ». Il nous montre que la suppression de symboles publics n’est ni une pratique nouvelle, ni une singularité occidentale, ni nécessairement l’action de militants luttant contre les héritages racistes et coloniaux. La dé-commémoration apparaît au contraire comme le résultat d’idéologies et d’intérêts politiques très différents, d’agents sociaux très inégaux et de logiques sociales très variables, de la crise et du conflit à des formes de quotidienneté bien plus « ordinaires ». Des statues de Lénine en Ukraine à celle de Joséphine de Beauharnais en Martinique, des noms de rues en Algérie ou à Vichy au cimetière de Khavaran en Iran, en passant par les monuments coloniaux en Namibie, le mouvement se révèle complexe et diversifié. De ce travail remarquable, aussi rigoureux scientifiquement et stimulant philosophiquement que politiquement utile, nous proposons ici l’introduction, qui définit de manière rigoureuse ce concept central et tellement heuristique qu’est la « dé-commémoration », et présente ses déclinaisons diverses et variées, voire antagonistes, telles qu’elles sont répertoriées et étudiées dans les cinq parties du livre.
[...]
Les cas de dé-commémoration les plus médiatiques semblent témoigner d’une évolution du monde où, pour le dire simplement, le racisme et les inégalités diminuent. Pourtant, il n’en est rien. Dans de nombreux endroits, on ne fait même pas semblant d’avancer dans la direction de l’antiracisme et de la démocratie inclusive. Certains gouvernements utilisent la tendance mondiale à la dé-commémoration comme un « croquemitaine » dans le cadre de leurs politiques nationalistes et excluantes – en Pologne, en Hongrie, au Texas et ailleurs. Et bien qu’une minorité de militants de la mémoire travaillent sans relâche contre ces pratiques – que celles-ci manifestent la suprématie blanche, le rejet des droits des femmes, des réfugiés ou des personnes LGBTQ+ ‒, la partie de la société civile qui défend la ligne du gouvernement est souvent plus forte ou plus bruyante. Les militants ne sont pas toujours progressistes et la dé-commémoration peut à la fois soutenir et saper les efforts de démocratisation et de libéralisation des sociétés. Ainsi, et malgré les nombreux exemples récents, le travail mené ici par les auteurs invite au scepticisme quant à la conviction que nous soyons sur le point d’adopter une nouvelle approche globale du passé.
À l’inverse, toutefois, que signifierait pour nos sociétés que les statues des colonialistes, des suprémacistes blancs et des dictateurs ne soient pas remises en question ? Sans doute que toute évolution du pouvoir politique, social ou économique ne pénètre pas les cadres culturels et symboliques à travers lesquels nous leur donnons un sens. Par plusieurs aspects, les effets de toute dé-commémoration ne sont pas donnés d’emblée ni aucunement garantis. Il reste que l’étude du phénomène seule peut permettre d’en saisir l’impact et les possibles conséquences, qu’elles soient structurelles ou non.
Les chapitres de ce livre montrent donc que la dé-commémoration n’est pas nécessairement le fait de militants luttant contre les héritages racistes et coloniaux : l’impulsion pour supprimer des symboles publics est le résultat d’idéologies et d’intérêts politiques très différents comme de phénomènes ordinaires et organisationnels. Elle relève d’au moins cinq démarches qui structurent la typologie des dé-commémorations : à la suite d’un changement de régime ; en lien avec une transformation sociétale ; pour favoriser le changement ; comme « écran de fumée » ; et enfin comme défi aux cadres de la mémoire.
Tout d’abord, et c’est sans doute le plus évident, la dé-commémoration est pratiquée afin d’ajuster le paysage symbolique à un changement de régime. Par exemple, lorsque la guerre froide a pris fin et que des révolutions, pour la plupart pacifiques, ont renversé le régime communiste, les effigies de Lénine ont été largement emportées. À Berlin et à Moscou, des musées et des parcs entiers leur offrent un nouveau foyer. La suppression de la commémoration est alors essentiellement une adaptation à un changement déjà produit. Les nouvelles autorités gouvernementales (de même que la société civile) s’efforcent d’aligner les symboles du passé dans l’espace public sur les réalités politiques. Parfois, cela se produit très rapidement, comme en France après la chute de l’Empire napoléonien, en Algérie après la colonisation française en 1830 et l’indépendance en 1962, en Roumanie après la chute du communisme en 1989 ou encore en Lettonie après l’indépendance en 1991, autant de cas abordés dans ce livre.
Ailleurs, le paysage mnémonique est ajusté progressivement, sur une longue période, comme le montrent le devenir des monuments commémoratifs allemands de la Première Guerre mondiale sur le territoire devenu polonais après la Seconde, l’effacement progressif puis la re-commémoration récente et partielle des noms de lieux autochtones aux États-Unis ou encore la dé-commémoration à plusieurs temps de Cecil Rhodes. Ainsi, même lorsqu’un régime a été clairement vaincu, le processus de dé-commémoration n’est ni simple ni automatique et encore moins univoque. Les destins différentiels des monuments soviétiques respectivement en Ukraine et sur le territoire de la Fédération de Russie après 1991 ou le devenir, dans l’Espagne contemporaine, de la Valle de los Caídos construite par le régime franquiste en fournissent deux parfaites illustrations. Enfin, la dé-commémoration postchangement de régime croise plusieurs temporalités, comme l’illustre l’étude de la naissance des trois premières républiques en France.