Ukrainiens, Syriens, Afghans : ces réfugiés qui assemblent à Sochaux les Peugeot 3008
Par Sophie Fay (Sochaux (Doubs), envoyée spéciale)
Ils sont arrivés de Baghlan, une ville de plus de 100 000 habitants au nord de Kaboul, en septembre 2021. Les deux frères Mamozai, Abdelrahman (25 ans) et Bilal (22 ans), travaillent désormais sur la chaîne de montage de l’usine Stellantis, à Sochaux (Doubs). Ce n’était pas leur métier ; ils étaient tous deux dans le commerce. Les voilà maintenant aguerris à l’« habillage caisse », sur un site qui sort une voiture toutes les soixante secondes : des Peugeot 3008 ou 5008, électriques, hybrides ou hybrides rechargeables à plus de 40 000 euros. Il faut tenir la cadence.
Dans cette usine, qui emploie 6 000 personnes, dont un millier d’intérimaires, ils ne sont pas les seuls réfugiés. Leur parcours n’est pas même atypique. « Nous avons cinquante-huit nationalités », indique Séverine Brisson, responsable emploi. Il y a deux ans, en septembre 2022, en faisant visiter à la presse ce site complètement réorganisé pour être compacte et plus efficace, un responsable signalait la présence nouvelle sur la ligne de réfugiés ukrainiens, « avec même un couple d’avocats ».
Le 13 septembre 2023, alors que Linda Jackson, patronne de la marque Peugeot, révélait la nouvelle 3008 aux loueurs de voitures (Avis, Hertz, Europcar…), des jeunes Syriens posaient tout sourire pour le photographe du Monde. Un an après, le 3 octobre, Elsa Pattarozzi, responsable de l’atelier de formation, a présenté au directeur général de Stellantis, Carlos Tavares, et au ministre délégué à l’industrie, Marc Ferracci, une trentenaire turque, installée depuis neuf ans à Montbéliard (Doubs), mais aussi un jeune recruté dans un quartier prioritaire de la ville et un réfugié afghan. La députée (Rassemblement national) du Doubs Géraldine Grangier, présente pendant la visite, est restée imperturbable. « Sans l’immigration, on ne sait pas faire dans l’industrie », constatait le ministre une dizaine de jours plus tard sur France Inter, alors qu’il était interrogé sur une éventuelle nouvelle loi sur l’immigration.
Lire le reportage (septembre 2023) : Article réservé à nos abonnés Chez Peugeot, à Sochaux, nouveau modèle et petit moral
Une fois formés, ils pourront intégrer la nouvelle équipe de nuit. Elle commence son activité lundi 4 novembre. Les ventes de Peugeot 3008 démarrent bien : 75 000 commandes, dont un quart d’électriques, ont déjà été enregistrées.Neuf sociétés d’intérim, sélectionnées par Stellantis, ont lancé le recrutement de 450 ouvriers (la moitié d’une équipe de jour). Les réfugiés sont les bienvenus. Dans l’usine, la moitié des travailleurs temporaires sont étrangers.
Dans la salle de travaux pratiques de l’école de formation, à quelques dizaines de mètres de la chaîne de montage, les stagiaires, de quatre nationalités différentes, sont installés dans une petite cabine ouverte avec du matériel pour s’entraîner à la connectique. Il faut réaliser les bons branchements, selon les matériels, dans l’ordre
Avant de commencer l’exercice, chaque « élève » regarde une vidéo sur une tablette : les bons gestes y sont filmés avec des explications simples. On sélectionne la langue de son choix. Les plus utilisées du moment apparaissent à l’écran : arabe, bosnien, perse, français, indonésien, pachtou, serbe, turc et ukrainien. Une intelligence artificielle a traduit les instructions. Un formateur encadre une quinzaine de stagiaires. Depuis août, pour préparer la mise en place de l’équipe de nuit, il en arrive une soixantaine par semaine. Et cela continue. Pour la plupart, c’est leur premier emploi.
Avant d’arriver à Sochaux, dont ils avaient entendu parler « par des amis », les frères Mamozai sont passés par le programme hébergement, orientation, parcours vers l’emploi (HOPE), de l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA). Ce dispositif existe depuis 2017. « Nous hébergions des réfugiés dans nos logements, mais une fois leur demande d’asile acceptée, on ne les retrouvait pas dans nos centres de formation », explique Elise Bord-Levère, directrice des programmes nationaux de l’AFPA.
HOPE est né pour leur en faciliter l’accès, avec quatre cents heures de cours de français à usage professionnel, un hébergement par l’AFPA et un soutien pour les démarches administratives et la recherche de logement pérenne. A la fin du programme, 78 % ont aussi un emploi. « Nous constituons des groupes de douze personnes dès que nous avons validé les besoins dans un métier avec une ou plusieurs entreprises », détaille-t-elle. Les candidats sont sélectionnés avec l’Office français de l’immigration et de l’intégration.
La SNCF, Barilla, Suez, Starbucks, les entreprises du bâtiment ou de travail temporaire sont partenaires de ce programme qui a accueilli soixante-quatre nationalités, au rythme de 1 000 réfugiés par an. Les plus représentés sont soudanais, afghans, érythréens ou somaliens, et surtout des hommes jeunes. « Dans nos centres de Belfort ou de Vesoul, nous formons deux à trois groupes par an, en direction de l’industrie ou de l’intérim », explique Elise Bord-Levère.
Au terme du programme HOPE, Abdelrahman et Bilal Mamozai ont été recrutés par une agence de travail temporaire d’insertion, Inéo, qui a pris le relais de l’AFPA. En moins de deux mois, les frères étaient installés dans un trois-pièces, formés aux droits et devoirs d’un locataire en France, aux règles de ponctualité professionnelle.
« Le choc culturel est énorme », rappelle Stéphanie Pellicioli, qui supervise l’agence Inéo d’Arbouans (Doubs). « Les deux semaines de formation chez Stellantis, cet été, n’ont pas été faciles, mais une fois qu’ils ont été en activité, les retours ont été excellents », note Samir Lakcher, responsable adjoint de l’agence.
L’objectif est maintenant qu’Abdelrahman et Bilal Mamozai obtiennent un contrat à durée indéterminée intérimaire – un CDII – dans une agence d’intérim classique et non plus d’insertion, comme Inéo. Un contrat stable, tout en travaillant, à la demande, pour plusieurs employeurs industriels de la région. Le CDI chez Stellantis, promesse d’une carrière au sein du géant de l’automobile, n’arrive pratiquement jamais.
Est-ce un des facteurs qui rendent ces contrats d’intérim auprès de l’ancien Peugeot difficiles à pourvoir ? Dans la salle des fêtes La Roselière, jeudi 24 octobre, où se tient la huitième édition du Forum recrutement de la ville de Montbéliard – plus de 9 % de taux de chômage –, les agences de travail temporaire sont au coude-à-coude pour recueillir les CV. Plusieurs affichent le logo de Stellantis.
Mais pas Triangle Intérim, dont la représentante, qui préfère ne pas donner son nom, est plus libre de parole. La première difficulté, c’est le salaire. « Les gens qui cherchent un emploi raisonnent généralement en fonction de leurs besoins, pas de leurs compétences. Ils additionnent leur loyer, leurs dépenses… et demandent à gagner 1 800 euros net par mois. L’industrie ne propose pas ça. Et chez Stellantis, tout le monde sait que les cadences sont élevées. Ils chôment aussi, de temps en temps », explique-t-elle. Le constructeur précise qu’un intérimaire gagne 1 900 euros brut par mois, 2 300 euros en équipe de nuit.
Trouver les candidats n’est donc pas si facile. « Regardez mes cernes », plaisante à demi Donia (qui n’a pas souhaité donner son nom), très souriante. Elle travaille pour Gojob, start-up de l’intérim très liée à Stellantis. Elle a pris toute la journée des candidatures pour le constructeur. « On sait quelles sont les cadences, on le dit aux gens, on ne vend pas du rêve, mais notre adage est de donner sa chance à tout le monde », dit-elle en expliquant qu’elle est même allée recruter à la maison d’arrêt.
L’agence, avec le constructeur, France Travail et l’appui de la sous-préfecture, multiplie aussi les opérations séduction dans les quartiers prioritaires de la ville. « J’en suis moi-même issue », tient à préciser la jeune femme, qui se bat pour mettre en place des navettes entre ces quartiers et l’usine, leur « poumon économique », dit-elle.Installées au marché de Montbéliard ou à Valentigney (Doubs), au sud de l’agglomération, avec une 3008 en démonstration, les équipes de recrutement parviennent à intéresser une centaine de personnes par opération. « Souvent, on nous dit que Stellantis paraît inaccessible », note Séverine Brisson. Brice Gaisser, responsable de l’équipe consacrée aux entreprises de France Travail pour le pays de Montbéliard, salue aussi ces formations longues que le constructeur propose aux personnes très éloignées de l’emploi. C’est « une belle opération, ça redonne un côté humain à Stellantis ».
En attendant de convaincre les locaux, les premiers à se plaindre des salaires, le constructeur automobile a besoin des réfugiés pour tourner. « Au fond, rien ne change, cela a toujours été comme ça », souligne Sylvie Hummel, directrice de l’association Accueil résidentiel, insertion, accompagnement dans le logement, bailleur social et propriétaire d’une résidence face à la barrière d’entrée de l’usine. « Nous logeons encore les chibanis [“anciens” en arabe, des travailleurs âgés, souvent maghrébins, venus en France pendant les “trente glorieuses”], qui sont là depuis soixante ans, ne parlent pas français et se retrouvent à vieillir seuls dans nos résidences », explique-t-elle.
C’est d’abord parce que l’obtention d’un logement est plus facile et moins cher que dans les métropoles, du fait de la démographie fléchissante dans le nord de la Franche-Comté, que les réfugiés y arrivent, expliquent Asmaé Doublali et Séverine Fulbat, responsables de l’hébergement à l’Association départementale du Doubs de sauvegarde de l’enfant à l’adulte (ADDSEA), qui gère des centres d’accueil pour demandeurs d’asile (218 places). L’emploi vient seulement après.« Stellantis est intéressant car il n’exige ni qualification ni niveau de langue. Les jeunes qui arrivent veulent travailler, vite », constate Séverine Fulbat. L’intérim qui leur permet de toucher les primes et les congés payés ne les gêne finalement pas tant que ça. Chez Stellantis, Frédéric Renaud, directeur des ressources humaines de l’usine de Sochaux, insiste sur la durée des contrats proposés : ils sont d’abord d’un mois, après la formation, pour voir si tout se passe bien, et plus longs ensuite. Pas de mission à la journée ni même à la semaine, très précaires.
« Le risque, une fois qu’ils sont entrés chez Stellantis, est qu’ils renoncent aux cours de français, prévient tout de même Séverine Fulbat. Après leur journée ou leur nuit de travail, ils sont fatigués. » Or, la maîtrise de la langue est un facteur-clé de l’intégration.
Après les Ukrainiens, les Syriens, les Afghans, qui seront les prochains sur la ligne de montage ? « On commence à voir arriver des Palestiniens et des Palestiniennes, des Géorgiens aussi », notent les deux responsables de l’ADDSEA, confrontées quotidiennement aux drames humains, qui accompagnent les vagues migratoires.