Du côté de l’#école #maternelle, j’ai pu montrer à ce titre de profondes évolutions curriculaires. Durant la période allant des années 1970 à nos jours, les objectifs de lire-écrire-compter gagnent très largement du terrain, qu’il s’agisse d’aborder ces apprentissages directement ou indirectement (par exemple, par la phonologie). Cela s’effectue au détriment d’autres objectifs, qui étaient jadis hautement légitimes, tels que le « vivre ensemble » ou encore « l’affectivité » (je reprends des catégories de textes officiels anciens de l’école maternelle). Dans mon ouvrage L’école maternelle de la performance enfantine, je montre que ces évolutions du #curriculum formel ont changé les pratiques effectives. Elles sont parfois plus scolarisantes encore que les pratiques prescrites par le curriculum officiel ; par exemple, quand on insère systématiquement des objectifs d’écriture (comme le graphisme) dans les activités d’arts plastiques, alors même que ce n’est pas demandé par les textes officiels les plus scolarisants, comme ceux de 2008. Les enseignants apparaissent alors, en un sens, plus royalistes que le roi ! C’est qu’ils ont intégré l’importance de la demande de « fondamentaux ».
Deuxièmement, le curriculum n’est pas lié qu’à une priorisation de certains objectifs en termes de disciplines scolaires. Il valorise aussi certains comportements et en dévalorise d’autres. Cherche-t-on à ce que l’enfant fasse ce que l’adulte veut ? Qu’il soit concentré ? Qu’il obéisse ? Qu’il fasse preuve de créativité ? Qu’il s’affirme ? L’évolution scolarisante de l’école maternelle que j’ai évoquée ci-avant va aussi dans le sens d’attentes disciplinaires [comportementales] plus importantes entre 3 et 6 ans. Dans les années 1970, on cherchait à ce que l’enfant s’individualise par des expérimentations personnelles et propres. On valorisait aussi la figure d’un adulte attentif aux soins affectifs envers l’enfant. Dans les pratiques, les choses furent très variées, et ces objectifs éducatifs furent loin d’être mis en œuvre partout, mais c’est une tendance de l’époque.
RG : Quels sont les effets ou les conséquences de cette évolution ?
GL : Parce que l’on attend plus de résultats scolaires de l’école maternelle, on attend des #enfants plus précocement « #élèves » et la relation de #soins affectifs a très largement, du même coup, perdu en légitimité (il faut donner à voir l’image d’une école maternelle « école »). Cela pose parfois la question d’une maternelle contemporaine n’hésitant pas à être brutale dans la relation à l’enfant ; j’ai pu documenter des situations de #maltraitance_éducative, liée au climat de fortes attentes de résultats scolaires. Dans ce contexte, j’analyse dans plusieurs productions récentes le succès actuel de la notion d’#autonomie comme le signe d’une valorisation non plus d’un enfant simplement obéissant, mais d’un enfant appliquant de lui-même, avec zèle et enthousiasme, ce que l’on attend de lui. Il est particulièrement rallié au projet éducatif que l’on a pour lui, et l’idée d’un hiatus entre ce que l’on veut pour lui, et ce qu’il veut, s’évanouit. C’est surtout frappant dans certaines approches #Montessori qui doivent donc être analysées dans leurs dimensions disciplinaires latentes. Nombre d’acteurs éducatifs contemporains (#enseignants, mais aussi parents) n’envisagent plus que l’enfant puisse ne pas adhérer, en tant qu’individu, au projet éducatif que l’on forge pour lui. J’estime qu’il revient au sociologue de l’enfance d’exercer une vigilance critique vis-à-vis de ce type de « définitions sociales de l’enfant » actuellement en croissance, pour reprendre l’expression de Chamboredon.
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RG : Vers quoi devrait, selon vous, tendre le curriculum de l’école maternelle dans le contexte actuel ?
GL : Je reste assez convaincu que l’école maternelle devrait dialoguer davantage avec d’autres institutions préscolaires, dites « holistiques », qui se fixent des objectifs de développement de l’enfant qui ne sont pas que scolaires. Il ne s’agit évidemment pas pour autant de mettre de côté les objectifs de réduction des inégalités socioscolaires, mais de considérer que le suivi d’objectifs préparatoires à la suite de la scolarité et d’objectifs de développement plus globaux (que l’on peut éventuellement nommer socio-émotionnels) sont probablement plus complémentaires qu’opposés. Je ne souscris pas à l’idée selon laquelle la surscolarisation de l’école maternelle serait un remède à la lutte contre les inégalités sociales. Je crois à ce que je nomme une « professionnalité complexe » à l’école maternelle, capable d’être exigeante sur les ambitions d’apprentissages scolaires (en particulier pour les enfants ayant peu de dispositions scolaires), tout en étant capable de saisir également les vertus de moments moins directifs ; d’apprendre, progressivement, aux enfants à devenir des élèves, tout en étant sensible à leur développement socio-émotionnel plus général. Le lien adulte/enfant à l’école maternelle ne saurait se réduire à la relation enseignant/élève ; cela me paraît un appauvrissement considérable de ce que cette relation à l’enfant est, ou peut être, en réalité.
Enfin, pour ajouter encore une strate à cette « professionnalité complexe » que j’appelle de mes vœux, j’aurais aussi tendance à dire qu’il serait nécessaire d’être à la fois capable de socialiser l’enfant avec les objectifs curriculaires actuels, mais aussi de lui apprendre, en un sens, à endosser de réelles postures critiques et personnelles. Je regrette à ce titre que les activités de « débats » par exemple (prônées notamment dans les programmes de l’école maternelle de 2002) se fassent plus rares. Certes, l’on initie à l’école maternelle l’enfant à son rôle d’élève, mais cela ne doit pas se faire en oubliant les visées de socialisation avec le jugement individuel et critique ; voilà une manière d’atteindre l’« autonomie » qui est probablement différente de l’usage aujourd’hui tout à fait galvaudé de cette notion évoquée plus haut. Mais peut-être que dire cela est de plus en plus subversif politiquement (alors que c’était une vision assez ordinaire il n’y a pas si longtemps), dans un contexte où, en réalité, on attend de plus en plus de normalisation précoce des enfants, c’est-à-dire de #disciplinarisation (projet social qui me semble au demeurant progresser bien au-delà des attentes envers l’enfance). Souhaite-t-on encore réellement que l’enfant soit socialisé à avoir de l’initiative personnelle ?