Sale tartine, par Frédéric Lordon (Les blogs du Diplo, 15 juin 2024)
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[…] il faut imaginer : le RN au pouvoir. Ça devrait normalement ne pas être trop difficile, car le macronisme a eu pour effet historique de procéder à suffisamment d’installations pour nous donner des avant-goûts assez précis d’un fascisme arrivé. Si bien que l’exercice d’imagination n’a plus qu’à pousser les curseurs. Aussi loin que Macron nous ait fait avancer dans cette direction, il reste encore « de la marge » — pour le pire : leaders politiques hors champ institutionnel arrêtés sans motif , organisations dissoutes ad nutum et sans recours, impossibilité de la moindre manifestation de soutien à quoi que ce soit par répression immédiate, lois anti-syndicales interdisant de fait toute action aux salariés. Les cas de Jean-Paul Delescaut et Christian Porta ne sont-ils pas suffisants pour faire entrevoir ce que donnerait leur généralisation ? Celui des lycéens d’Hélène Boucher n’est-il pas assez éloquent, qui sont poursuivis dans les salles de cours par des flics totalement dégoupillés, pistolet à la main, et s’entendent dire « Vous allez voir ce que c’est un vrai régime fasciste » ?
Et en effet, on va voir. On va voir la police fasciste, on va voir ses autorisations de tirer à balles réelles dans les banlieues, sur les manifestants ou contre les « écoterroristes ». On va voir les « refus d’obtempérer » et le devenir chilien des sous-sols de commissariat. On va voir la justice fasciste aussi : sa politique pénale, ses instructions spéciales, ses nominations dans les parquets. En fait on va voir ce que c’est qu’une administration infestée de cadres racistes, spécialement aux niveaux intermédiaires, loin des nominations décidées en conseil des ministres — après avoir vu ce qu’elle donnait dans la forme de l’infestation managériale — : proviseurs, directeurs d’hôpitaux, commissaires, présidents de tribunaux, officiers d’active, etc. Les inconscients qui bercent leur légèreté en se figurant qu’allez, on aura un équivalent de Meloni et que ça ne sera pas si terrible, n’ont aucune compréhension de ce que c’est que l’État français.
L’exercice d’imagination cependant restera très incomplet s’il s’arrête aux limites de l’appareil d’État stricto sensu. Car dans un fascisme bien ordonné, on est soucieux de travailler les « à-côtés », à qui l’on remet tout ce que l’État, tout de même tenu à quelques obligations formelles de conduite, ne peut pas faire : milices en roue libre, néonazis dans les rues, qui ne seront plus surveillés — mais peut-être informés — par les services de renseignement, descentes à gogo, militants de gauche identifiés et pourchassés, avec la bénédiction de la police en service et le concours de policiers hors-service — et c’est peut-être là le plus effrayant : la fusion des deux milices, celle de la rue et celle de l’État. S’il faut avoir le cœur convenablement accroché, on conseille de revoir Salò ou les 120 journées de Sodome pour se représenter convenablement l’essence du fascisme : déchaînement pulsionnel et violence politique sans limite. N. B. : la violence politique sans limite, ça va jusqu’à l’assassinat.