Les préjugés sur les jeunes et les écrans : « A chaque époque, son objet de cristallisation pour “démontrer” l’inculture »
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« Jeunesses et préjugés » (3/4). Dans une série d’entretiens, des chercheurs détricotent les clichés qui collent à la peau des jeunes. Aujourd’hui, Anne Cordier, chercheuse en sciences de l’information et de la communication.
Propos recueillis par Eric Nunès
Dans un entretien accordé au Monde, en 2013, sur l’avenir intellectuel de la jeunesse estudiantine, George Steiner, philosophe et enseignant, né en 1929 et mort en 2020, s’inquiétait déjà de « la torpeur spirituelle » des nouvelles générations. « Nous sommes en train de créer une apathie chez les jeunes, une acédie. »
Les jeunes seraient idiots, moins curieux, moins ouverts sur le monde qu’avant. Est-ce le cas ? Anne Cordier, chercheuse en sciences de l’information et de la communication et professeure à l’université de Lorraine, rappelle qu’il existe de nouvelles manières de lire, d’écrire, d’échanger et de découvrir. Non seulement la jeunesse utilise de nouveaux outils pour se cultiver, mais elle produit elle-même de la culture, comme jamais auparavant.
L’inculture des jeunes est-elle un cliché récurrent ?
Oui. Sans hésitation ! On trouve des textes dans l’Antiquité où leurs auteurs s’inquiètent et fustigent la baisse de niveau intellectuel de la jeunesse, son manquement à l’ordre social établi, son incapacité à faire lien social, ou encore la dégradation des systèmes de valeurs et de références provoquée par les comportements et les pratiques juvéniles.
Rien de nouveau sous le soleil, hélas. Nous sommes là face à un cliché qui est une forme de posture anthropologique, reconduite à chaque époque. On peut dire que la seule différence, c’est l’objet de la cristallisation qui permet de « démontrer » – les guillemets sont essentiels ici ! – l’inculture de la jeunesse. A une certaine époque, la lecture de romans était considérée comme dégradante, puis le flipper, le comic, les musiques rock, le rap… et nous voici à l’ère où l’inculture de la jeunesse serait tout à fait visible à travers leurs pratiques des « écrans ».
Mais le temps passé devant les écrans n’est-il pas un frein à la curiosité ? Les réseaux sociaux qui alimentent le fil des utilisateurs en fonction des usages, des goûts, ne sont-ils pas une source d’appauvrissement ?
Pas du tout. Avant tout, il faut clarifier ce que l’on entend par « écrans », mot-valise qui ne signifie pas grand-chose. L’emploi de ce terme générique est en soi problématique, et à l’origine de nombreuses confusions et conclusions hâtives. Les objets techniques qu’il recouvre sont multiples, invisibilisant la diversité et la complexité de leurs usages, du jeu à l’information, en passant par la communication. Distinguer les activités qui ont les écrans pour support a son importance.
Ensuite, l’obsession du « temps d’écran » est problématique, car la recherche a démontré avec force combien cette mesure est non seulement impossible mais aussi illusoire et insensée. Il est impossible de véritablement mesurer le temps d’écran, il est illusoire de faire confiance à des déclarations, à des perceptions, et il est insensé de se fonder sur le temps d’écran comme critère pour mesurer la curiosité, l’apprentissage, la pratique culturelle. La question est comment ce temps est investi, qu’est-ce qui se passe lorsque l’usager utilise sa tablette ou son téléphone à tel moment de la journée, avec qui, pour qui, dans quel but.
Les « écrans » sont alors des outils d’apprentissage…
Lorsqu’on travaille sérieusement sur les pratiques juvéniles et qu’on n’impose pas aux jeunes nos cadres d’analyse, on découvre, par exemple dans le cas des pratiques de lecture et d’écriture, que ces dernières rythment leur existence par le biais des objets connectés ! Combien de « jeunes » déclarent « ne pas lire un livre », une question souvent posée comme telle dans les questionnaires et sondages qui se prévalent d’étudier les pratiques de lecture, alors qu’ils sont des lecteurs assidus de textes sur le réseau Wattpad.
J’ai mené, en cette année 2023-2024, au lycée Carnot de Bruay-la-Buissière [Pas-de-Calais], une recherche avec les élèves de deux classes de terminale (une générale, une technologique) et avec leurs enseignants, sur leurs pratiques d’information et leur rapport aux médias. L’enseignement de cette recherche, menée dans cet établissement aux catégories socioprofessionnelles défavorisées, est clair : ils s’informent.
Ils et elles suivent des pages de titres de presse, ont installé sur leur smartphone des applications de titres de presse ou d’actualité, suivent des créateurs de contenu qui viennent assouvir leur curiosité… et répondre à des questionnements non traités par les adultes. Parmi ces adolescents, aucun ne déclare lire la presse, car ils considèrent que la presse numérique, qui ne se présente pas sous la forme du « journal papier », ne peut être considérée comme de « la presse ». Ils plaquent des procédés obsolètes pour évaluer leur soif de culture et d’information. Il existe une invisibilisation de leurs pratiques et donc une absence de conscientisation.
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La place du livre recule néanmoins parmi la jeunesse. Lit-elle moins ? Ecrit-elle moins ?
Dans la population dans sa globalité, la place du livre, de la lecture d’un livre en entier, diminue depuis des décennies. C’est dû à la diversification de l’offre, à la concurrence de la télévision, du cinéma, des nouvelles technologies. La jeunesse s’inscrit dans le même mouvement. L’offre de pratiques culturelles s’est considérablement étoffée, de fait il est logique que l’empan de pratiques culturelles soit élargi, et donc que certaines pratiques baissent en intensité… De là à dire que « c’était mieux avant », il y a un pas que je ne franchis pas.
Les pratiques de lecture sont reconfigurées à l’aune des nouveaux supports, des nouveaux modes de vie. Il en est de même pour l’écriture. La baisse du niveau de langue est une antienne. Le fait qu’on n’écrive pas comme par le passé ne veut pas dire qu’on écrit moins ou moins bien. Il y a une construction fantasmatique sur l’écriture d’antan. La population qui écrivait au début du XXe siècle était quantitativement moins importante qu’aujourd’hui.
Il n’y a jamais eu autant de « situations d’écritures » telles que la prise de notes, la création de listes, la rédaction de récits adolescents, de « stories ». Les jeunes écrivent plein d’histoires tout au long de la journée. Ils forment des récits par SMS, Messenger, collectivement sur des groupes WhatsApp.
L’erreur est de comparer des époques et des situations qui n’ont aucun rapport. La lecture de la presse écrite numérique est sans précédent par le public jeune, via les applications et les réseaux sociaux numériques. Cette appétence pour la lecture ne dépend plus uniquement des héritages culturels et des abonnements à la presse papier de papa et maman. N’y a-t-il pas là de quoi se réjouir ?
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Eric Nunès