Quand l’Eglise prônait le « grand effacement » de l’abbé Pierre

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  • Quand l’Eglise prônait le « grand effacement » de l’abbé Pierre
    https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/09/28/archives-sur-l-abbe-pierre-tout-cela-pourra-un-jour-ou-l-autre-etre-connu-qu


    L’abbé Pierre et Robert Buron, alors ministre des finances, à la première communauté Emmaüs, à Neuilly-Plaisance (Seine-Saint-Denis), en janvier 1954. AFP

    « Le Monde » a pu consulter les archives nationales de l’Eglise, à Issy-les-Moulineaux, et celles du diocèse de Grenoble, ouvertes jeudi. Des lettres y dévoilent la prise de conscience progressive, par la hiérarchie ecclésiale, de la « gravité » des faits reprochés au prêtre, et éclairent la trajectoire de celui qui, dès les années 1940, est décrit comme incontrôlable.
    Par Gaétan Supertino

    Que l’Eglise ait protégé des prêtres prédateurs, y compris à une période contemporaine, n’est plus à prouver. De l’affaire Preynat (prêtre lyonnais condamné pour agression sexuelle sur mineurs en 2020) à celle des frères Philippe (deux religieux dominicains accusés de multiples violences sexuelles) en passant par les révélations de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise, en 2021, les illustrations de l’omerta entretenue par l’Eglise catholique à propos des crimes sexuels commis par ses clercs ne manquent pas. Mais comment cette omerta s’est-elle concrètement déployée ? Avec quels acteurs ? Quelles méthodes ? Les archives de l’épiscopat français concernant Henri Grouès, dit l’abbé Pierre, ordonné prêtre en 1938, lèvent un pan du voile entourant ces questions.

    Après la publication par Emmaüs, le 6 septembre, d’un second rapport l’accusant de violences sexuelles (24 femmes, au total, témoignent de viols ou agressions, dont trois mineures à l’époque des faits), la Conférence des évêques de France (CEF) a ouvert, le 13 septembre, ses archives nationales, situées à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Elle y a mis à disposition des journalistes et des chercheurs un dossier, constitué par ses équipes d’archivistes, de documents – des courriers, pour la plupart – concernant le prêtre, décédé en 2007. Deux semaines plus tard, jeudi 26 septembre, cela a été au tour du diocèse de Grenoble, où Henri Grouès avait été incardiné prêtre, d’ouvrir les siennes : les archives du diocèse, mais aussi celles rattachées à l’évêque – la distinction a son importance, puisque les documents relatifs aux affaires sexuelles des clercs relèvent de la seconde catégorie.

    Ces différents documents, consultés par Le Monde, illustrent la prise de conscience progressive par la hiérarchie ecclésiale de la nécessité d’encadrer ce prêtre pas tout à fait comme les autres. Dès 1942, alors qu’Henri Grouès officiait comme auxiliaire (chargé, entre autres, de l’éducation religieuse) à l’orphelinat de La Côte-Saint-André, en Isère, un archiprêtre, alors chargé de le superviser, se plaint auprès de l’évêque de Grenoble, Alexandre Caillot, de son caractère « insaisissable et se dérobant à tout contrôle ». « Son zèle, sa piété et sa vertu sont indiscutables mais gâtés par un manque de bon sens, par l’imprudence et une grande vanité, car il se croit toujours appelé à des choses extraordinaires et grandioses. (…) Il est nécessaire qu’il parte au plus tôt », écrit le prêtre, qui menace de démissionner si Henri Grouès reste en poste, dans une lettre conservée à Grenoble.

    « Je lui ai demandé plusieurs fois d’être très très prudent », écrit encore le prêtre sans vraiment préciser, déplorant notamment que le futur fondateur d’Emmaüs se rende trop souvent à l’orphelinat hors des horaires de classe. « Il n’y a plus classe et il y passe le même temps, qu’y fait-il ? », interroge-t-il, avant d’allonger la liste de ses griefs : « Pour la paroisse, je lui ai confié le patronage des petits garçons et les enfants de chœur. Pour l’un et l’autre groupe, il lui a fallu des jeunes filles pour l’aider, qu’il engage évidemment sans m’avertir. (…) C’est un manque total de bon sens et de simplicité qui peut mener à toutes les aventures. »

    [...]

    .... Grouès devient ensuite soudainement une icône nationale, voire mondiale, à partir de son appel du 1er février 1954, lors duquel il alerte, sur les ondes de Radio Luxembourg, sur les drames du mal-logement.

    A cette date, l’épiscopat semble néanmoins regarder d’un bon œil l’action du prêtre quadragénaire, qui diffuse le message que l’Eglise se soucie encore des pauvres – la même année, le pape Pie XII condamnait le mouvement des prêtres ouvriers, suscitant un flot de critiques. « Notre rôle d’évêque est de vous laisser toute liberté pour votre action, qui atteint des milieux souvent éloignés de l’Eglise. Un patronage, qui cléricaliserait ou paraîtrait le faire, paralyserait sans doute auprès de beaucoup de gens votre action », lui écrit par exemple, le 29 mai 1954, l’archevêque de Cambrai (Nord).

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    #archives #Église #VSS #pauvres #prêtres_ouvriers

    • Abbé Pierre : d’Emmaüs au Parti communiste, les archives de l’Eglise suggèrent un secret gardé au-delà de sa propre sphère
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      Les archives de l’Eglise de France, que « Le Monde » a pu consulter, laissent entendre que différents acteurs étaient au courant de comportements déviants de la part du prêtre, même s’il est difficile de savoir lesquels.
      Par Claire Ané et Gaétan Supertino

      « Je réaffirme ici le travail de l’Eglise en France pour que la vérité soit faite sur les faits d’agressions et de violences sexuelles (…). J’appelle toutes les autres institutions et organisations à en faire autant. Nous devons cela aux personnes victimes », écrivait, le 16 septembre, le président de la Conférence des évêques de France (CEF), Eric de Moulins-Beaufort, dans une tribune sur l’abbé Pierre publiée dans Le Monde. Quelques jours auparavant, il avait annoncé l’ouverture aux journalistes et aux chercheurs des archives épiscopales concernant le prêtre fondateur d’Emmaüs, aujourd’hui accusé de violences sexuelles.

      De fait, les documents (principalement des courriers envoyés ou reçus par des prélats), que Le Monde a consultés, témoignent d’une prise de conscience progressive, dès les années 1950, de comportements déviants de la part de l’abbé Pierre – même s’ils ne sont jamais vraiment qualifiés – ainsi que de la volonté de l’épiscopat français d’éviter à tout prix qu’ils ne soient révélés. Mais les archives suggèrent aussi que le secret était gardé dans un périmètre allant au-delà de la sphère ecclésiale.
      Sa « maladie », ses « nombreux accidents d’ordre moral » : « Tout cela préoccupait vivement les responsables d’Emmaüs, qui ne souhaitaient pas voir revenir le fondateur », écrit par exemple Jean-Marie Villot, alors secrétaire général de l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France (ancêtre de la CEF), à l’archevêque de Besançon, en 1958, peu après l’internement de l’abbé Pierre dans une clinique psychiatrique en Suisse – internement décidé d’un commun accord avec Emmaüs.
      Que savaient précisément les responsables d’Emmaüs ? A quelle époque ? Les archives de l’Eglise ne nous le disent pas. Quant à celles d’Emmaüs, conservées aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix (Nord), elles représentent environ 330 mètres linéaires, avec, d’une part, les archives personnelles de l’abbé Pierre et, de l’autre, celles de l’organisation, « qui ont été beaucoup moins explorées », selon Adrien Chaboche, délégué général d’Emmaüs International, légataire des deux fonds.

      « Un très gros ménage »

      « La documentation y est immense, c’est comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Et il y a des trous énormes, des mois entiers sont manquants », relate auprès du Monde l’historienne Axelle Brodiez-Dolino, qui les a consultées pour son ouvrage Emmaüs et l’abbé Pierre (Presses de Sciences Po, 2009). Elle soupçonne aujourd’hui les équipes du mouvement d’y avoir fait un « très gros ménage dans les années 1950 ; tout a été méthodiquement expurgé ». Des soupçons qu’Adrien Chaboche se dit incapable de confirmer ou d’infirmer.

      Le mouvement Emmaüs, lorsqu’il a rendu publiques, début septembre, de nouvelles accusations d’agressions sexuelles visant l’abbé Pierre, a annoncé la nomination prochaine d’une commission d’experts indépendants, chargée de faire la lumière sur les dysfonctionnements passés. Cette commission pourra accéder à l’intégralité des archives – y compris aux 4 % de documents sensibles ou intimes qui nécessitent un accord préalable d’Emmaüs International. « Nous nous engageons à communiquer tout document en lien avec les violences commises par l’abbé Pierre, sous réserve de la protection de la vie privée des personnes concernées, tout particulièrement des potentielles victimes », promet Adrien Chaboche.

      Côté politique, on savait, depuis la biographie de Sophie Doudet (L’Abbé Pierre, Gallimard, 2022), que le cardinal Maurice Feltin – alors archevêque de Paris – avait envoyé, en 1958, une lettre au ministre des anciens combattants, Edmond Michelet, afin de le convaincre de ne pas attribuer de décoration à l’abbé Pierre : « Laissez-moi vous assurer qu’à l’heure présente, cette distinction est fort inopportune, car l’intéressé est un grand malade, traité en Suisse, dans une clinique psychiatrique, et je pense qu’en raison de ces circonstances fort pénibles, il vaut mieux ne pas parler de cet abbé. »
      Les archives de l’Eglise apportent une nouvelle information troublante, puisqu’il est question, dans deux courriers de Jean-Marie Villot, d’un dossier constitué par le Parti communiste français (PCF). « Je ne voudrais pas avoir à me reprocher les conséquences d’un abandon de cette affaire alors que je sais par ailleurs de quelle gravité sont les faits qui pourraient revenir à la surface et sur lesquels le Parti communiste lui-même possède une ample documentation », écrit-il par exemple à l’évêque de Grenoble, en 1958.

      « Toutes les franges de la société »

      « Je ne connais, au sein du parti, personne de vivant ayant entendu parler de cette affaire », jure, pour sa part, Guillaume Roubaud-Quashie, historien et porte-parole du PCF, qui assure que l’ensemble des archives du bureau politique et du secrétariat général, les deux plus hautes instances, sont déjà en ligne et ne contiennent aucune référence aux violences sexuelles ni même à des relations sexuelles de l’abbé Pierre – une recherche avec les mots-clés « abbé Pierre » ou « Henri Grouès » ne donne rien. « Pourtant, même si un document a été supprimé, on en trouve toujours une mention quelque part dans ces archives. Et je peine à croire qu’un dossier aussi important ne soit pas remonté au bureau politique ou au secrétariat général », explique-t-il.

      Guillaume Roubaud-Quashie émet l’« hypothèse » que Roger #Garaudy (1913-2012), ancien responsable de la relation entre le parti et les religions et ami de l’abbé Pierre – ce dernier ira jusqu’à le soutenir, en 1996, malgré un tollé national, après ses propos niant l’existence des chambres à gaz –, ait emporté les éventuels documents avec lui, au moment de son éviction du PCF, en 1968.

      Quid des médias ? « Certains savaient, mais n’ont rien dit, car l’icône rendait davantage service sur son piédestal », écrivait Axelle Brodiez-Dolino, le 1er août, dans une tribune au Monde, reconnaissant, là encore, qu’il est difficile de savoir précisément ce qui était su. Les archives de l’Eglise nous montrent notamment un télex de 1958, provenant d’un responsable de La Maison de la bonne presse, alors éditeur, entre autres, du journal La Croix, demandant à des confrères danois, qui l’interrogent sur l’éviction de l’abbé Pierre de la direction d’Emmaüs, de faire preuve de « la plus grande prudence » sur ce sujet, et de ne pas « ébruiter la nouvelle ».

      « Il me semble que, pour la première fois, nous sommes face à quelqu’un qui appartenait à tous les milieux à la fois : l’Eglise, le milieu associatif, la politique, le “star système” médiatique… Au fur et à mesure de ce que nous découvrons à travers les archives, il apparaît que ce qui est en train de se jouer interpelle sans doute toutes les franges de la société », souligne Diane Pilotaz, responsable de la communication de la CEF, assurant que l’ouverture des archives n’est pas une manière pour l’Eglise de « se dédouaner ».

      « L’abbé Pierre était résistant dans le maquis, il a été élu député… Autant de milieux [l’armée et la politique] où les scandales étaient monnaie courante dans ces années 1940-1950. Nous étions à des années-lumière de #metoo et des interrogations sur le consentement, et pas uniquement au sein de l’Eglise », décrypte, quant à lui, l’historien André Paul. Qui précise néanmoins : « Même si le fait qu’il soit prêtre, donc censé représenter une certaine éthique morale, a certainement renforcé l’omerta. A l’époque, un prêtre n’allait pas en prison, c’était impensable, encore moins pour ce type d’affaire. »