« Si la volonté politique fait défaut pour protéger le loup, elle fera défaut sur tout le reste », Stéphane Foucart
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Environ un millier de loups vivent sur le territoire national. Ils y cohabitent avec 68 millions d’êtres humains, 16 millions de bovins, 7 millions d’ovins, 1 million d’équidés de toutes sortes. Mille loups, donc, arpentent discrètement les forêts et les montagnes d’un pays de 55 millions d’hectares. Cela fait très peu de loups au kilomètre carré, mais c’est déjà trop. La France fait partie de la vingtaine d’Etats membres de l’Union européenne (UE) qui ont favorablement accueilli, le 25 septembre, la proposition de la Commission de réduire le niveau de protection du grand carnivore.
Début décembre, le comité directeur de la Convention de Berne (où l’#UE détient la majorité) devrait faire passer Canis lupus du statut de protection stricte à celui de protection simple. La directive « Habitats », qui transpose les dispositions de la Convention de Berne, devra ensuite être amendée. Cela promet d’être intéressant : l’article 19 de la directive en question dispose que toute modification de son annexe IV (la liste d’espèces strictement protégées) ne peut intervenir qu’en cas de nouvelles données « scientifiques et techniques », et à l’unanimité des Etats membres. Le hic étant qu’il n’y a aujourd’hui ni unanimité des Etats membres ni nouvelles données.
Une fois ces obstacles contournés, on pourra « tirer » les loups avec bien moins d’embarras. Or, sous « protection stricte », on en tue déjà environ 200 par an en France, soit 20 % de l’ensemble de la population. Nul besoin d’être grand clerc pour imaginer ce qui se produira lorsque les digues auront été abaissées.
La France s’est engouffrée dans la brèche
La décision européenne n’est pas seulement inquiétante pour la pérennité des populations lupines, elle marque un précédent qui cristallise la fragilité de la volonté politique de sauvegarder ce qui reste de la nature sur le Vieux Continent. Le déclassement de Canis lupus consacre d’abord la possibilité qu’au plus haut niveau des institutions communautaires une croisade personnelle – celle de la présidente Ursula von der Leyen – puisse primer sur toute autre considération. Comme l’ont noté de nombreux commentateurs, c’est en effet depuis la mort de sa ponette Dolly, tuée par un loup à l’âge canonique de 30 ans, que l’exécutif européen s’est décidé à avoir la peau du canidé.
Comme d’autres Etats membres aux mains de gouvernements conservateurs, la France s’est engouffrée dans la brèche pour plaider à son tour le déclassement. « Il ne s’agit pas d’un déclassement mais d’un reclassement en accord avec l’état de la science », expliquait en janvier l’entourage de Marc Fesneau, alors ministre de l’agriculture, avec cette manière inimitable de piétiner la science en se réclamant d’elle. En réalité, l’expertise collective sur le sujet, rendue en mars 2017 par le Muséum national d’histoire naturelle et l’Office français de la biodiversité, estime que, afin d’atteindre le seuil de viabilité à long terme sur un territoire comme la France, « l’ordre de grandeur qui correspond à un effectif minimal à atteindre est de l’ordre de 2 500 à 5 000 individus matures sexuellement ». Soit deux à cinq fois plus que nos 1 000 loups désormais en sursis.
Bien sûr, il est incontestable que le loup fait aussi des dégâts. Mais là encore, les données de la Commission elle-même permettent de cadrer la taille réelle du problème : la prédation du loup ne touche guère que… 0,065 % du cheptel ovin de l’UE. Un simple pourcentage moyen n’est pas de nature à rendre compte du désarroi et de la détresse des éleveurs touchés, mais l’impact global du loup n’en demeure pas moins très limité, sans commune mesure avec les effets de l’ouverture des marchés, des zoonoses, etc.
S’il n’y a pas de volonté politique pour activer les leviers socio-économiques susceptibles de gérer des inconvénients d’aussi faible ampleur, il n’y en aura pas pour sauvegarder le reste de la #biodiversité. Pourquoi ? Non seulement le grand prédateur ne produit de dégâts que marginaux, mais il appartient au patrimoine culturel, ce qui en fait une cause très populaire : depuis une dizaine d’années, les enquêtes estiment qu’entre 75 % et 85 % des Français souhaitent une protection forte pour cet animal emblématique.
Capital de sympathie
Par comparaison, les bousiers, les vers de terre, les syrphes, les bourdons, les chauve-souris et tout le cortège des bestioles invisibles qui prodiguent des services cruciaux aux sociétés humaines ne disposent pas d’un tel capital de sympathie. Et les mesures à mettre en œuvre pour les protéger – redéfinir les systèmes agricoles et alimentaires, revoir les stratégies d’occupation du territoire, etc. – sont de surcroît bien plus lourdes que les aménagements nécessaires à la gestion du loup. On l’a compris : si la volonté politique fait défaut pour protéger ce dernier, elle fera défaut sur tout le reste.
Sur ce dossier, la duplicité de la Commission est spectaculaire. Bruxelles assure que les populations lupines sont trop nombreuses. Pourtant, en novembre 2022, l’UE refusait à la Suisse le déclassement du loup au motif que cela n’était « pas justifié d’un point de vue scientifique, ni du point de vue de la conservation ». Or, comme le note Guillaume Chapron (université suédoise des sciences agricoles), l’un des meilleurs spécialistes du sujet, « depuis 2022, il n’y a aucun changement notable, ni sur la prédation ni sur la dynamique des populations de loups en Europe ». La Commission, qui se pose volontiers en gardienne de la raison scientifique face à l’inconséquence des Etats membres, vient d’administrer la preuve empirique qu’une simple lubie de sa présidente, adjuvée par le virage à droite de l’UE et la colère du monde agricole, pouvait renverser trois décennies de politique de conservation de la nature.
Cette mandature s’annonce sous les meilleurs auspices.