• Recours massif aux enseignants précaires : « La réalité, c’est que l’université n’a plus les moyens de fonctionner »

    C’est chaque année l’opportunité d’une forme de consécration : en août, l’université Grenoble-Alpes a consolidé sa position dans le top 150 des « meilleures » universités mondiales, selon le très scruté classement de Shanghaï. Immédiatement, l’établissement s’est félicité de ces « bons résultats » qui confirment, à ses yeux, « la pertinence de la politique scientifique mise en œuvre » en son sein. Mais derrière cette belle image internationale, une machinerie bien moins reluisante se dessine en coulisse : celle d’une université dont les enseignements sont, en grande partie, tenus à bout de bras par des enseignants précaires, essorés par l’institution.

    De plus en plus, faute de titulaires suffisants pour assurer tous les cours, l’université de Grenoble en est réduite à bricoler pour faire tourner ses formations, avec toujours davantage de contractuels mais aussi de vacataires – ces enseignants payés « à la tâche », près de 6 000 par an. Les chiffres sont marquants : l’établissement compte à présent trois vacataires pour un enseignant titulaire, et 135 vacataires pour 1 000 étudiants (la moyenne nationale est à 80 pour 1 000). Dans nombre de disciplines, plus de la moitié des enseignements sont désormais remplis par des contrats précaires.

    « Ça, c’est clairement ce que ne disent pas les palmarès internationaux ou les statuts d’excellence dont se prévaut l’université », ironise Moïra Courseaux, en thèse de biologie à Grenoble-Alpes, membre d’un collectif de doctorants vacataires qui s’organise sur le campus pour faire porter la voix de ces précaires.

    Une explosion des vacataires

    Cette situation, loin de ne concerner que le cas grenoblois, est en fait devenue banale dans l’enseignement supérieur public français. En avril, un rapport de l’association Nos services publics pointait une « explosion »du recours aux enseignants vacataires dans les universités. Leur nombre a augmenté de 30 % en sept ans, indique cette note, qui estime que les vacataires représentent aujourd’hui les deux tiers des personnels enseignants.

    Les trous dans les formations qu’ils permettent de combler équivalent aux services à temps plein de 25 000 enseignants-chercheurs, d’après des données de la DGRH (direction générale des ressources humaines). Mais sans coûter le même prix : une heure de vacation revient à une université environ cinq fois moins cher qu’une heure de cours donnée par un titulaire (50 euros contre 300 euros en moyenne). Et permet surtout d’éviter aux établissements la prise en compte progressive de l’ancienneté d’un enseignant fonctionnaire.

    Là est le nerf de la guerre : en 2007, la loi LRU a donné à chaque établissement la responsabilité de ses finances, et cela notamment concernant ses recrutements. En parallèle, les budgets accordés aux universités n’ont pas augmenté, voire ont chuté, les amenant à réduire leur masse salariale et à geler des postes de titulaires… sans que ni le besoin de formation ni le nombre d’étudiants diminuent (ce dernier a même augmenté de 25 % entre 2008 et 2021).

    En cette rentrée, le budget prévu pour l’enseignement supérieur et la recherche dans le projet de loi de finances connaît une légère hausse (de 89 millions d’euros). Mais les mesures en faveur de la rémunération des agents publics, décidées plus tôt, resteront à la charge des universités en 2025, quand les aides à l’apprentissage seront par ailleurs rabotées… ce qui tendra mécaniquement les budgets des facultés.

    Pas de quoi rassurer à Grenoble, où « on est dans une situation financière très mauvaise, et déjà en plein plan d’austérité », souligne Gwenaël Delaval, enseignant-chercheur en informatique et cosecrétaire général de la section CGT. Pour l’année 2024, le déficit de l’université devrait dépasser les 10 millions d’euros. « Alors quand les profs partent à la retraite, ils ne sont plus remplacés pendant deux ou trois ans, raconte Théo Maurette, doctorant en urbanisme et membre du collectif de vacataires. Mais pendant ce laps de temps, il faut quand même du monde pour faire tourner la machine. »

    Si la vacation avait été créée pour rémunérer des professionnels qui viendraient intervenir ponctuellement dans des formations, les universités l’ont peu à peu détournée de sa fonction initiale. Et ce sont désormais des jeunes chercheurs en thèse ou en attente de poste qui abattent ces heures en masse. « On a institutionnalisé le recours à ces contrats précaires, qui bouchent les trous de façon pérenne à bien des endroits », poursuit Théo Maurette. « La réalité c’est que l’université n’a plus les moyens, structurellement, de fonctionner, et ce n’est que du rafistolage »,abonde Gwenaël Delaval.

    Une précarité à la limite de la légalité

    Désormais, même les cours magistraux en viennent à être assurés par des vacataires, notamment au niveau licence. C’est à cette mission que Pauline (son prénom a été modifié) , doctorante en sciences humaines, a été affectée lors de sa troisième année de thèse. Lorsqu’elle commence, en janvier, après avoir été prévenue en décembre de cette année-là, il lui faut monter de toutes pièces ce cours – bien plus chronophage que les travaux dirigés (TD), initialement dévolus aux vacataires.

    Avec une rémunération fixée à environ 40 euros l’heure de cours, « je pense que cela revenait à 2 euros l’heure de travail réel, entre les préparations de séances, les corrections de copies, les surveillances d’examens non rémunérées », raconte la jeune femme. Mais, y compris quand il s’agit de TD, la rémunération des vacataires se situe le plus souvent « en deçà du smic si on la rapporte au temps de travail effectif », souligne le rapport de Nos services publics.

    Pauline finit par travailler à perte, puisque ses trajets entre son laboratoire, à Lyon, et l’université, à Grenoble, ne sont pas remboursés – comme tous les vacataires. Pas vraiment encadré par un contrat en bonne et due forme, ce type d’emploi à la tâche ne fournit, de manière générale, aucune protection à l’enseignant qui le réalise… et qui se retrouve soumis à des conditions précaires souvent à la limite de la légalité.

    A commencer par les retards de paiement systématiques : « On s’est rendu compte, après une enquête interne, que la majorité des vacataires devaient attendre entre trois et six mois, parfois plus, pour être payés », rapporte Théo Maurette, qui explique être dans l’attente du paiement de vacations réalisées entre février et avril. Une situation qui va à l’encontre de la loi imposant, depuis 2022, une mensualisation de paiement – que peu d’établissements respectent dans les faits.

    Le président de l’université Grenoble-Alpes, Yassine Lakhnech, assure qu’une « procédure a bien été mise en place pour permettre la mensualisation ». « Il y a encore des composantes qu’on doit accompagner pour qu’elle soit appliquée. Mais rien ne permet d’affirmer que ces retards concerneraient la majorité des vacataires », estime la présidence, qui n’a pas chiffré les délais de rémunération.

    Les vacations ne permettent pas non plus de cotiser pour le chômage, la Sécurité sociale ou la retraite, et n’offrent aucune sécurité de l’emploi. « Si les heures ne sont pas réalisées, pour maladie ou parce que la faculté a décidé de les annuler au dernier moment, pas de paiement » , réprouve Théo Maurette.

    Une pression insidieuse

    Sur le campus, la mobilisation a commencé à s’organiser en 2021, après la radiation d’une doctorante vacataire par Pôle emploi, qui refusait de prendre en compte le décalage entre les dates de travail effectué et celles de son paiement. Si à l’époque l’université s’était impliquée en faveur de ce cas individuel, le collectif de doctorants vacataires regrette aujourd’hui une « absence de dialogue » avec la présidence sur les enjeux qui touchent collectivement leur catégorie. « Je les ai reçus trois ou quatre fois ces dernières années », réfute Yassine Lakhnech, pour qui l’enjeu principal, concernant cette explosion des emplois courts, se situe dans le « sous-financement chronique » national.

    Reste que les jeunes chercheurs sont encouragés à accepter ces heures d’enseignement précaire pour espérer obtenir un poste un jour. « On nous le présente comme un passage obligé pour notre CV, avec une certaine pression insidieuse », pointe Pauline. Or, l’âge d’accès au premier poste, sans cesse repoussé (34 ans aujourd’hui en moyenne), implique un sas de précarité de plus en plus long, dont les établissements profitent pour faire des économies.

    Mais pour les formations elles-mêmes, le fait de devoir avoir autant recours à des enseignants qui ne sont là que temporairement crée une désorganisation. Chaque rentrée, c’est le même travail que doivent réaliser les titulaires : trouver de nouveaux vacataires ou contractuels en CDD pour assurer les cours en souffrance. Pas une mince affaire dans certaines filières, en raison de ces conditions de travail et taux horaire prohibitifs. « En septembre, on voit passer des mails de recherche de vacataires en pagaille », explique un enseignant-chercheur en informatique, qui a souhaité rester anonyme.

    Tous les ans, il ne sait pas une semaine avant la rentrée s’il aura suffisamment de personnes devant les étudiants. « Ce sont ensuite des personnes que je dois former, une à une, raconte l’enseignant. Et il arrive que certains finissent par annuler, parce qu’ils ont trouvé un job plus stable. Il faut alors réorganiser toute la maquette, et, pour les contractuels, refaire des concours pour embaucher à nouveau. »Pour lui, c’est une « perte d’énergie abyssale ». « C’est ça le plus absurde : je ne suis même pas certain que l’université s’y retrouve, quand on voit aussi le temps que cela demande aux services administratifs qui doivent traiter manuellement chaque heure réalisée », s’étonne Théo Maurette.

    Avec le turnover que cela génère, « il devient difficile de maintenir une communauté enseignante, avec des échanges suivis, une cohérence sur le temps long », regrette également Pierre Bataille, responsable de la licence de sciences de l’éducation à l’université Grenoble-Alpes. Le nombre de ceux qui peuvent prendre à leur charge des responsabilités comme l’encadrement de niveaux ou de formations se réduit aussi mécaniquement, lorsque moins de titulaires subsistent – même si « on voit maintenant des précaires devenir responsables d’une année de licence ou d’un master, ce qui est aberrant », alerte Gwenaël Delaval.

    Enfin, face à la difficulté à trouver des candidats tous les ans , « ce sont des cours qui vont fermer petit à petit, constate le maître de conférences Laurent Lima, responsable de la première année de sciences de l’éducation. On a déjà chargé artificiellement la maquette d’heures en autonomie. On a dû réduire le nombre de TD, ce qui n’enchante pas les étudiants ».Alors qu’en parallèle est encouragée l’utilisation de cours enregistrés en vidéos, non réactualisés d’une année sur l’autre, un ingénieur pédagogique de l’université résume cette crainte collective : « Va-t-on vers une université sans profs devant les étudiants ? »

    https://www.lemonde.fr/campus/article/2024/10/22/recours-massif-aux-enseignants-precaires-la-realite-c-est-que-l-universite-n

    #ESR #université #facs #Grenoble #France #précarité #précarisation #enseignement_supérieur #UGA #Université_Grenoble_Alpes

    • je pense que c’est une mauvaise lecture du problème, parce que ce n’est pas qu’en France que c’est comme ça ! à Montréal, sur les 4 universités c’est la même chose. Je pense que la réalité est que bon nombre de profs sont fatigués d’enseigner... ou disons préfèrent les cours gradués, et que la majorité des cours undergrads sont faits par des vacataires... et il me semble que c’est pareil dans beaucoup de pays ! dans les universités les plus prestigieuses, il ne faut pas espérer trop voir les profs, qui ont autre chose à faire qu’enseigner en bachelor... (il me semble)

    • Tu as tout à fait raison, mais, ayant travaillé en Suisse (où le recours au travail précaire est aussi prépondérant) et en France, je vois quand même une différence... sur plusieurs plans, que je ne pourrais pas synthétiser ici.
      Mais c’est notamment la vitesse avec laquelle le système est en train de basculer et aussi la lourdeur administrative du système (délétère pour la Suissesse que je suis) qui se répercute sur le nombre toujours plus restreint d’enseignant·es titulaires...

      J’avais écrit cela il y a quelques années un article un peu dans ce sens (https://hal.science/hal-02525636), je venais d’arriver en France et le processus de néolibéralisation/néo-management/précarisation avait commencé avant (avec la fameuse « loi Pécresse » sur l’autonomie des universités : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvements_universitaires_de_2007-2009_en_France) mais avec Macron le mouvement a été accéléré +++. Et quand la loi #LPPR a été approuvée, ça a été le début de la fin : https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_de_programmation_de_la_recherche_pour_les_ann%C3%A9es_2021_%C3%A0_