La médiatrice de l’Union européenne épingle la Commission au sujet de l’accord migratoire avec la Tunisie
Par Philippe Jacqué (Bruxelles, bureau européen)
La Commission européenne a manqué de transparence sur les risques de violation des droits humains au moment de signer, en juillet 2023, avec la Tunisie, un protocole d’accord migratoire. C’est la principale conclusion de l’enquête, lancée au printemps et publiée mercredi 23 octobre, de la médiatrice européenne, Emily O’Reilly.
Selon elle, la Commission européenne a omis d’adopter une « évaluation autonome de l’impact sur les droits de l’homme avant de signer le protocole d’accord avec la Tunisie » et, poursuit-elle, l’exécutif communautaire « n’a pas effectué d’évaluations périodiques autonomes de l’impact des actions mises en œuvre dans le cadre du protocole d’accord ».
Cette critique intervient après celle du Parlement européen. Dans une résolution adoptée en mars, il avait exprimé ses « doutes quant au respect des principes fondamentaux de l’action extérieure relatifs à la démocratie, aux droits de l’homme et à l’Etat de droit » pour cet accord, « compte tenu de la détérioration significative des droits fondamentaux qui s’est déjà produite en Tunisie depuis juillet 2021 » et qui « pourrait conduire l’UE à suspendre, réduire ou annuler l’aide budgétaire aux pays partenaires ».
Préparé dans l’urgence par le directeur général en charge de la politique de voisinage, Gert Jan Koopman, à la demande expresse d’Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, et d’Olivier Varhelyi, le commissaire en charge de cette politique, ce protocole d’accord avait été signé par Mme von der Leyen et le président tunisien Kaïs Saïed, en présence des premiers ministres italien Giorgia Meloni et néerlandais Mark Rutte.
Depuis, le nombre d’arrivées de migrants irréguliers en provenance de Tunisie a fortement chuté. Sur les neuf premiers mois de l’année, il a diminué de 64 %, selon les données de Frontex, et a poussé la Commission à multiplier ce type d’accords avec d’autres pays, dont l’Egypte, le Liban ou la Mauritanie. Néanmoins, dès sa signature, ce texte qui prévoyait le déboursement d’une enveloppe d’aide budgétaire de 150 millions d’euros pour la Tunisie, ainsi qu’une autre enveloppe de 105 millions d’euros pour financer des aides à la lutte contre l’immigration irrégulière, a été critiquée par les ONG de défense des droits humains et la gauche du Parlement européen, vu le mépris du président Saïed, réélu le 7 octobre, pour le sort des migrants. « Le traitement des migrants, des demandeurs d’asile et des réfugiés est de plus en plus préoccupant » en Tunisie, indiquait encore en juillet une note des services de Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne.
Dans son enquête, Emily O’Reilly critique avant tout « l’absence d’informations accessibles au public dans cette affaire », qui est « clairement préoccupante ». Selon la Commission, néanmoins, il n’y avait pas lieu de mettre en place une étude d’impact en matière des droits humains, un protocole d’accord n’étant pas un « accord politique contraignant ». « Le fait qu’un protocole d’accord puisse ne pas créer d’obligations juridiquement contraignantes en vertu du droit international ou national ne signifie pas qu’il n’est ni nécessaire ni souhaitable de procéder à une évaluation préalable des incidences sur les droits de l’homme », juge néanmoins la médiatrice.
De plus, la Commission estime que « la délégation de l’UE en Tunisie suivait la situation des droits de l’homme dans le pays depuis longtemps avant le protocole d’accord ». Si la médiatrice admet cet effort de l’exécutif communautaire, elle souhaiterait que cette dernière publie « sur son site Web un résumé de l’exercice de gestion des risques qu’elle a mené pour la Tunisie avant qu’elle ne signe le protocole d’accord ».
De même, elle demande à la Commission de « compiler, dans un document unique, des informations sur les résultats de la surveillance des droits de l’homme par les partenaires qui mettent en œuvre des projets sur la gestion des migrations ». Surtout, elle réclame que la Commission définisse « les critères sur lesquels se fonderait la suspension des contrats en raison de violations des droits de l’homme dans la mise en œuvre des projets financés par l’UE en Tunisie. Ces critères devraient être rendus publics ».
Ces demandes interviennent alors que, mi-octobre, des experts de l’ONU dénonçaient encore une mise en danger des migrants et des réfugiés en Tunisie, ainsi que des transferts forcés d’exilés de pays africains vers les frontières avec l’Algérie et la Libye, sans aide humanitaire. « Nous sommes préoccupés par le fait que, malgré ces graves allégations, la Tunisie continue d’être considérée comme un lieu sûr après les opérations de recherche et de sauvetage en mer, et que la coopération se poursuit (…) entre l’Union européenne et la Tunisie », assuraient ces experts de l’ONU.