La socialisation, entre famille et école. Observation d’une classe de première année de maternelle

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  • La socialisation, entre famille et école. Observation d’une classe de première année de maternelle | Par #Muriel_Darmon, Sociétés & Représentations, 2001/1
    https://shs.cairn.info/revue-societes-et-representations-2001-1-page-515

    À la variété et à la non-équivalence des #socialisations familiales face à l’#école #maternelle s’ajoute donc la pluralité des agents de la socialisation scolaire [l’enseignante et l’#ASEM]. Mais la distinction même entre « école » et « famille » s’avère être le produit d’un apprentissage qui s’inscrit dans ces deux premiers systèmes de variation.

    [...]

    L’une des distinctions capitales dont l’apprentissage se joue ici est la distinction entre famille et école. Deux types d’indicateurs ont été utilisés pour l’observer. Tout d’abord, un relevé de toutes les injonctions de l’institutrice faisant intervenir une opposition entre le « chez toi » et « l’ici ». Ce type de phrase revient fréquemment lors des rappels à l’ordre des enfants ou de l’énonciation des règles en vigueur dans l’espace de la classe : « Chez toi » (tu peux faire ça) « mais pas ici » (nous soulignons). L’emploi de ce lexique de la rupture peut s’interpréter comme une façon d’affirmer, ou de réaffirmer, la distinction entre les espaces familial et scolaire. Par ce type d’injonctions, l’institutrice construit la légitimité d’un lieu où les pratiques familiales n’ont pas droit de cité absolu. En regard, il est intéressant de noter que l’ASEM, au contraire, utilise un lexique de la continuité : « Chez toi tu ne fais pas ça donc ici non plus » (nous soulignons). Il y a ainsi deux modèles différents des relations entre école et famille. Se joue ici bien évidemment la manifestation de l’intérêt professionnel plus grand de l’institutrice à affirmer une rupture entre les deux mondes et à construire, par là même, la spécificité et la légitimité de l’espace scolaire et du travail pédagogique. Mais on peut également faire l’hypothèse que Corinne, l’ASEM, est moins disposée que l’institutrice à disqualifier des socialisations familiales dont elle peut se sentir proche socialement, notamment lorsqu’il s’agit de reprendre des comportements qui mettent moins en jeu des questions d’enseignement que d’éducation.

    La distinction entre famille et école est donc explicitement affirmée et requise par l’institutrice. Mais elle s’incarne aussi, de façon plus subtile, dans l’organisation de l’espace même de la classe, ce qui constitue un deuxième type d’indicateur. La salle de classe observée se compose en effet de deux sous-ensembles distincts.

    Un espace « école » tout d’abord, situé près de la porte, où l’on trouve le bureau de l’institutrice, ainsi que les tables pour les ateliers et les bancs du regroupement du matin. Un espace « famille » ensuite, au fond de la salle, où est reconstitué l’intérieur d’une maison, avec une chambre, un lit et des poupées, une cuisine et une table de cuisine, un salon et des livres. Sont donc matérialisées dans l’espace de la classe observée à la fois une réunion et une séparation de l’école et de la famille. Ces deux espaces sont différemment investis, pratiquement et symboliquement, par l’institutrice et l’ASEM. L’ASEM a beaucoup contribué à la mise en place de l’espace « maison », elle a cousu l’édredon du lit et les rideaux de la chambre. Elle y est très présente, beaucoup plus que l’institutrice ou que moi-même, qui ai pris conscience de cette distinction en objectivant mes propres trajets à l’intérieur de la classe. Ces deux espaces correspondent d’ailleurs à deux types d’activités différentes : l’espace maison est un lieu non directement scolaire, un lieu de jeu libre et non dirigé, une sorte d’antichambre de la récréation. L’espace « école » est en regard un espace de travail. C’est l’espace des « ateliers », où les règles de bonne tenue du corps par exemple sont fréquemment rappelées, où le temps est un temps « scolaire » très marqué, où l’on commence et finit les « travaux d’enfants ».

    À partir de cette division spatiale et de ces différents usages de l’espace, on peut se demander dans quelle mesure la socialisation scolaire maternelle ne se construit pas en partie sur l’apprentissage de la rupture entre les mondes sociaux que sont la famille et l’école, et n’implique pas l’intériorisation de la légitimité scolaire. Cette organisation spatiale, à la fois structurée et structurante, et cette importance des murs et des meubles témoignent d’une organisation sociale et, en même temps, permettent son intériorisation. Dans la classe de maternelle comme dans la maison kabyle analysée par Pierre Bourdieu (tant dans ses oppositions internes que dans sa relation avec l’extérieur), l’important est que les deux sous-espaces « ne [soient] pas interchangeables mais hiérarchisés ».

    Mais l’apprentissage de cette distinction et de cette hiérarchisation ne concerne peut-être pas tous les enfants au même titre. Le discours de l’institutrice sur la rupture entre les mondes sociaux que sont l’école et la famille semble bien plus insistant en direction des enfants d’origine populaire. Cette distinction serait donc plus fortement imposée aux enfants d’origine familiale « non scolaire », pour qui l’école serait construite comme un monde social radicalement « autre », alors que ce serait la continuité qui présiderait à l’établissement des relations entre école et famille pour les enfants d’origine sociale élevée. Bien qu’une telle idée n’ait qu’un statut d’hypothèse, elle suffit pourtant à ne pas faire conclure trop rapidement à un invariant (l’apprentissage d’une rupture entre école et famille) là où il peut y avoir des variations sociales.