« Sacrifier le loup s’inscrit dans une réaction antiécologique profonde »

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  • « Si la volonté politique fait défaut pour protéger le loup, elle fera défaut sur tout le reste », Stéphane Foucart
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/10/06/si-la-volonte-politique-fait-defaut-pour-proteger-le-loup-elle-fera-defaut-s

    Environ un millier de loups vivent sur le territoire national. Ils y cohabitent avec 68 millions d’êtres humains, 16 millions de bovins, 7 millions d’ovins, 1 million d’équidés de toutes sortes. Mille loups, donc, arpentent discrètement les forêts et les montagnes d’un pays de 55 millions d’hectares. Cela fait très peu de loups au kilomètre carré, mais c’est déjà trop. La France fait partie de la vingtaine d’Etats membres de l’Union européenne (UE) qui ont favorablement accueilli, le 25 septembre, la proposition de la Commission de réduire le niveau de protection du grand carnivore.

    Début décembre, le comité directeur de la Convention de Berne (où l’#UE détient la majorité) devrait faire passer Canis lupus du statut de protection stricte à celui de protection simple. La directive « Habitats », qui transpose les dispositions de la Convention de Berne, devra ensuite être amendée. Cela promet d’être intéressant : l’article 19 de la directive en question dispose que toute modification de son annexe IV (la liste d’espèces strictement protégées) ne peut intervenir qu’en cas de nouvelles données « scientifiques et techniques », et à l’unanimité des Etats membres. Le hic étant qu’il n’y a aujourd’hui ni unanimité des Etats membres ni nouvelles données.
    Une fois ces obstacles contournés, on pourra « tirer » les loups avec bien moins d’embarras. Or, sous « protection stricte », on en tue déjà environ 200 par an en France, soit 20 % de l’ensemble de la population. Nul besoin d’être grand clerc pour imaginer ce qui se produira lorsque les digues auront été abaissées.

    La France s’est engouffrée dans la brèche

    La décision européenne n’est pas seulement inquiétante pour la pérennité des populations lupines, elle marque un précédent qui cristallise la fragilité de la volonté politique de sauvegarder ce qui reste de la nature sur le Vieux Continent. Le déclassement de Canis lupus consacre d’abord la possibilité qu’au plus haut niveau des institutions communautaires une croisade personnelle – celle de la présidente Ursula von der Leyen – puisse primer sur toute autre considération. Comme l’ont noté de nombreux commentateurs, c’est en effet depuis la mort de sa ponette Dolly, tuée par un loup à l’âge canonique de 30 ans, que l’exécutif européen s’est décidé à avoir la peau du canidé.

    Comme d’autres Etats membres aux mains de gouvernements conservateurs, la France s’est engouffrée dans la brèche pour plaider à son tour le déclassement. « Il ne s’agit pas d’un déclassement mais d’un reclassement en accord avec l’état de la science », expliquait en janvier l’entourage de Marc Fesneau, alors ministre de l’agriculture, avec cette manière inimitable de piétiner la science en se réclamant d’elle. En réalité, l’expertise collective sur le sujet, rendue en mars 2017 par le Muséum national d’histoire naturelle et l’Office français de la biodiversité, estime que, afin d’atteindre le seuil de viabilité à long terme sur un territoire comme la France, « l’ordre de grandeur qui correspond à un effectif minimal à atteindre est de l’ordre de 2 500 à 5 000 individus matures sexuellement ». Soit deux à cinq fois plus que nos 1 000 loups désormais en sursis.

    Bien sûr, il est incontestable que le loup fait aussi des dégâts. Mais là encore, les données de la Commission elle-même permettent de cadrer la taille réelle du problème : la prédation du loup ne touche guère que… 0,065 % du cheptel ovin de l’UE. Un simple pourcentage moyen n’est pas de nature à rendre compte du désarroi et de la détresse des éleveurs touchés, mais l’impact global du loup n’en demeure pas moins très limité, sans commune mesure avec les effets de l’ouverture des marchés, des zoonoses, etc.

    S’il n’y a pas de volonté politique pour activer les leviers socio-économiques susceptibles de gérer des inconvénients d’aussi faible ampleur, il n’y en aura pas pour sauvegarder le reste de la #biodiversité. Pourquoi ? Non seulement le grand prédateur ne produit de dégâts que marginaux, mais il appartient au patrimoine culturel, ce qui en fait une cause très populaire : depuis une dizaine d’années, les enquêtes estiment qu’entre 75 % et 85 % des Français souhaitent une protection forte pour cet animal emblématique.

    Capital de sympathie

    Par comparaison, les bousiers, les vers de terre, les syrphes, les bourdons, les chauve-souris et tout le cortège des bestioles invisibles qui prodiguent des services cruciaux aux sociétés humaines ne disposent pas d’un tel capital de sympathie. Et les mesures à mettre en œuvre pour les protéger – redéfinir les systèmes agricoles et alimentaires, revoir les stratégies d’occupation du territoire, etc. – sont de surcroît bien plus lourdes que les aménagements nécessaires à la gestion du loup. On l’a compris : si la volonté politique fait défaut pour protéger ce dernier, elle fera défaut sur tout le reste.

    Sur ce dossier, la duplicité de la Commission est spectaculaire. Bruxelles assure que les populations lupines sont trop nombreuses. Pourtant, en novembre 2022, l’UE refusait à la Suisse le déclassement du loup au motif que cela n’était « pas justifié d’un point de vue scientifique, ni du point de vue de la conservation ». Or, comme le note Guillaume Chapron (université suédoise des sciences agricoles), l’un des meilleurs spécialistes du sujet, « depuis 2022, il n’y a aucun changement notable, ni sur la prédation ni sur la dynamique des populations de loups en Europe ». La Commission, qui se pose volontiers en gardienne de la raison scientifique face à l’inconséquence des Etats membres, vient d’administrer la preuve empirique qu’une simple lubie de sa présidente, adjuvée par le virage à droite de l’UE et la colère du monde agricole, pouvait renverser trois décennies de politique de conservation de la nature.

    Cette mandature s’annonce sous les meilleurs auspices.

    #écologie

    • Biodiversité : « Sacrifier le loup s’inscrit dans une réaction antiécologique profonde »
      https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/10/30/biodiversite-sacrifier-le-loup-s-inscrit-dans-une-reaction-antiecologique-pr

      L’histoire se répète. L’Union européenne vient d’accueillir favorablement, le 25 septembre, la proposition faite en 2023 par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, de réviser le statut de protection des loups en Europe, sans doute pour calmer un monde agricole en proie à de graves difficultés socio-économiques. Le nouveau premier ministre français lui emboîte le pas. On peut résumer leur credo : les loups sont plus nombreux, tuons-en davantage. Pour autant, on ne soulagera pas la souffrance des éleveurs en massacrant encore plus de Canis lupus.

      Jusqu’à présent, le carnivore a pu retrouver une place dans nos écosystèmes grâce à son statut d’espèce dite « strictement protégée », octroyé par la convention de Berne en 1979. Ursula von der Leyen s’appuie sur la haine ancestrale du loup afin de plaider, sans aucun argument scientifique, son déclassement au rang d’espèce « protégée ». Ce qui signifie un assouplissement des conditions des tirs mortels dans un contexte où, déjà, sur les près de 1 000 individus estimés en France, 20 % sont légalement éliminés, soit 200 loups par an – la même proportion que les cerfs, une espèce chassable. En matière d’espèce « strictement protégée », on peut donc mieux faire…
      De plus, les abattages illégaux sont déjà nombreux, et mal quantifiés à cause de l’omerta qui règne. Parfois, ils s’accompagnent d’actes de cruauté comme à Saint-Bonnet-en-Champsaur (Hautes-Alpes), où une louve a été pendue à l’entrée de la mairie en 2021 ; celles et ceux, environnementalistes comme éleveurs, qui voudraient dénoncer ces actes n’ont pas toujours le soutien escompté des pouvoirs publics. En 2023, les estimations de la population de loups en France montrent pour la première fois une régression de 9 %, probablement due au « quota » (plan loup) de tirs en vigueur et aux tirs illégaux.

      Cette volonté de tuer plus de loups est totalement anachronique, alors même que la situation de coexistence s’est améliorée. Quel est l’objectif souhaitable ? Tuer plus de loups ou faire baisser les pertes des éleveurs ? Si les prédations lupines augmentent légèrement à l’échelle européenne, elles ont baissé en France en 2023. Les choses ne sont certes pas parfaites et nécessitent davantage d’études et d’expérimentations.

      Baisse des dommages

      Des éleveurs demeurent dans des situations tendues psychologiquement et économiquement, mais une stabilisation, voire une baisse, des dommages, se constate en France depuis 2017, malgré un doublement du nombre de loups entre 2017 et 2023. Ainsi, un accroissement du nombre de loups n’est pas nécessairement corrélé à une augmentation des dommages.

      Les populations de loup s’autorégulent, et la concurrence entre les meutes pour les proies sauvages fait qu’un nombre maximal d’individus sur un même territoire est atteint dès lors qu’il y a reproduction. Mieux protéger les troupeaux et transformer certaines pratiques d’élevage est efficace, permettant d’éviter aussi d’autres pertes (autres prédations, vols).

      Dans les Alpes, où le loup est durablement installé, plus de la moitié des fermes qui ont contractualisé des mesures de protection avec les pouvoirs publics n’ont subi aucune attaque. Selon la Mutuelle sociale agricole, c’est aussi dans les Alpes, où il y a le plus de loups, que l’élevage ovin est le plus dynamique en matière d’installations et de création d’emplois. Et, rappelons-le, les loups causent moins de pertes que les parasites ou les maladies : d’après la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, la fièvre catarrhale a provoqué cette année la mort de plus de 500 000 brebis – bien plus que les loups en trente ans.

      Si les actions préventives menées sur le terrain présentent une efficacité réelle, aucune étude ne prouve, au contraire, celle des tirs létaux pour diminuer la prédation des loups sur le bétail. Eliminer un ou plusieurs individus au sein de la meute peut inciter les individus restants à devenir plus téméraires et accélérer leur dissémination. Un seul loup peut commettre plus de dégâts que des meutes installées, notamment dans les territoires non préparés. Faire du #loup le bouc émissaire des difficultés économiques des #éleveurs, c’est à la fois ne pas s’attaquer aux causes de ces dernières et menacer la protection de l’environnement.

      L’affaire de tous

      D’autant que le loup est aussi un agent naturel qui, en chassant les grands herbivores, contribue à limiter l’abroutissement nuisant à la régénération des arbres. Par ailleurs, une majorité de citoyens est favorable à sa préservation et à une cohabitation avec le monde de l’élevage, auquel les Français sont aussi attachés. Ce n’est donc pas uniquement aux chasseurs et aux éleveurs d’influer sur le destin des loups. Le loup est l’affaire de tous.

      Nous ne croyons pas qu’Ursula von der Leyen souhaite venger son poney dévoré par les loups en 2022. Il s’agit sans doute plutôt d’un calcul politique pour se concilier les voix de droite et d’#extrême_droite hostiles à toute véritable politique environnementale dont le loup est l’incarnation forte. Sacrifier le loup s’inscrit dans une réaction antiécologique plus profonde que l’on voit se dessiner sur d’autres thématiques telles que les pesticides ou la pêche.

      Nous demandons au gouvernement français de prêter attention à la voix des scientifiques et des acteurs de la cohabitation, et de proposer aux professionnels de l’élevage des solutions plus pérennes, notamment dans les fronts de colonisation du loup et pour la protection des bovins.

      Nous demandons à la Commission européenne de ne pas se détourner des véritables raisons de la souffrance du monde agricole. Nous appelons expressément les élus français et européens au maintien du classement du loup en espèce strictement protégée, car il est plus que jamais vital de sauvegarder et d’améliorer les dispositifs réglementaires permettant de lutter contre l’appauvrissement de la biosphère. Il est temps de faire la paix avec la nature.

      Auteurs : Farid Benhammou et Philippe Sierra, géographes, chercheurs associés au laboratoire Ruralités (université de Poitiers), auteurs de « Géographie des animaux. De la zoogéographie à la géopolitique » (Armand Colin, 2024) et cofondateurs du collectif GATO (Géographie, animaux non humains et territoires) ; Mélina Zauber, documentariste.
      Signataires : Jean-David Abel, France Nature Environnement ; Marie Amiguet, cinéaste (La Panthère des neiges, César 2022) ; Clara Arnaud, écrivaine ; Isabelle Autissier, navigatrice, présidente d’honneur du WWF France ; Muriel Arnal, One Voice ; Jean-Michel Bertrand, cinéaste (Marche avec les loups, 2024) ; Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) ; Lydia, Claude et Emmanuel Bourguignon, microbiologistes, spécialistes des sols ; Marie et Pierre Boutonnet, naturalistes, guides nature à Casa Folgueras (Espagne) ; Denis Chartier, géographe, professeur à l’université Paris Cité ; Bernard Chevassus-au-Louis, association Humanité et Biodiversité ; Patrick Degeorges, philosophe et politiste, Institut Michel Serres (IMS)/Institut des hautes études pour les pratiques et les arts de transformation (Ihepat) ; Renaud de Bellefon, animateur nature et culture ; Yolaine de La Bigne, administratrice et porte-parole de l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas) ; Cyril Dion, auteur et réalisateur ; Marine Drouilly, biologiste, coordinatrice de recherches pour l’ONG Panthera et université du Cap (Afrique du Sud) ; Maie Gérardot, géographe, laboratoire Ruralités (université de Poitiers) ; Philippe Huet, écrivain et guide ; Jean-Marc Landry, éthologue, Institut pour la promotion et la recherche sur les animaux de protection (IPRA) ; Rémi Luglia, historien, président de la Société nationale de protection de la nature (SNPN) ; Guillaume Marchand, géographe ; Rémy Marion, auteur, conférencier et membre de la Société de géographie ; Valérie Masson-Delmotte, climatologue ; Baptiste Morizot, philosophe ; Marc Mortelmans, journaliste environnement (podcast « Baleine sous gravillon », « Mécaniques du Vivant », France Culture) ; Vincent Munier, photographe et cinéaste (La Panthère des neiges, César 2022) ; Claire Nouvian, fondatrice de Bloom ; Patrice Raydelet, photographe, écrivain et conférencier, fondateur de l’association Le Pôle grands prédateurs ; Estienne Rodary, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement ; François Sarano, océanographe, compagnon du commandant Cousteau et fondateur de l’association Longitude 181 ; Thomas Ruys, président de la Société française pour l’étude et la protection des mammifères (SFEPM) ; François Savatier, journaliste scientifique ; Bertrand Sicard, président de l’Association nationale pour la défense et la sauvegarde des grands prédateurs (Ferus) ; Francis Schirck, éleveur ; Sébastien Testa, président de Focale pour le sauvage ; Baptiste Trény, président et fondateur de Créateur de forêt ; Yves Verilhac, naturaliste et ancien directeur de la LPO ; Jean-Louis Yengué, géographe et professeur des universités (université de Poitiers).