« Ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus » – Aurdip

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  • Amos Goldberg, historien israélien : « Ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus »
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    Amos Goldberg, historien israélien. YANN LEGENDRE
    L’historien Amos Goldberg, titulaire de la chaire Jonah M. Machover d’études sur la Shoah à l’Université hébraïque de Jérusalem, a publié, en avril, dans le magazine en ligne Local Call (Siha Mekomit en hébreu), un article accusant Israël de commettre un « génocide » à Gaza. Il s’en explique dans un entretien au « Monde ».

    En avril, vous avez accusé votre pays de commettre un « génocide » à Gaza. Comment en êtes-vous arrivé à cette conclusion, six mois après le début de la guerre ?
    Cela m’a pris du temps. Le 7-Octobre a été un choc, une tragédie, une attaque horrible. Cela a été douloureux et criminel, d’une magnitude telle que nous n’en avions jamais connue. Quelque 850 civils [1 200 personnes au total] ont été tués en un jour. Des hommes, des femmes, des enfants, et même des bébés et des personnes âgées ont été pris en otage. Des kibboutz ont été totalement détruits. Puis les témoignages ont commencé à affluer sur la cruauté de l’attaque, les violences sexuelles, les destructions commises par le Hamas. Je connais personnellement des gens, certains très proches, qui ont été touchés. Il y en a qui ont été tués, d’autres ont été pris en otage, certains ont tout juste survécu. Je n’avais pas les mots pour expliquer cet événement, pour le digérer, pour en faire le deuil. C’était révoltant, traumatisant, personnel.

    Je comprenais bien le contexte de l’occupation, de l’apartheid [en Cisjordanie], du siège [de Gaza], mais, même si cela pouvait expliquer ce qu’il se passait, cela ne pouvait pas justifier de telles atrocités. Immédiatement après l’attaque, les bombardements israéliens massifs ont commencé et, en quelques semaines, des milliers de civils gazaouis sont morts. Et il n’y avait pas seulement les bombardements. Une rhétorique génocidaire est apparue et a dominé dans les médias, l’opinion publique et la sphère politique : « Nous devons les supprimer [les Palestiniens], ce sont des animaux humains » [Yoav Gallant, ministre de la défense, le 10 octobre 2023] ; « C’est toute une nation qui est responsable » [Isaac Herzog, président d’Israël, le 14 octobre 2023] ; « Nous devrions larguer une bombe nucléaire sur Gaza » [Amichai Eliyahu, ministre du patrimoine, le 5 novembre 2023] ; « C’est la Nakba de Gaza 2023 » [Avi Dichter, ministre de l’agriculture, le 11 novembre 2023, en référence au déplacement forcé et à l’expulsion de 700 000 Palestiniens, pendant la guerre de 1948, après la création d’Israël]. Ces propos étaient tellement choquants que, pour cela non plus, je n’avais pas de mots.

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    En janvier, j’ai signé une lettre, avec 50 autres universitaires spécialistes de la Shoah et des études juives, demandant à Yad Vashem [Institut international pour la mémoire de la Shoah, à Jérusalem] de condamner les discours, explicites ou implicites, qui, en Israël, appelaient au génocide à Gaza. Si ce n’est pas quelque chose que nous avons appris de la Shoah, alors qu’avons-nous appris ? Un des premiers textes adoptés par Israël à sa création fut la convention sur le génocide [le 9 décembre 1948]. Dont l’une des clauses précise que le génocide n’est pas uniquement constitué des crimes commis, mais aussi des incitations à les commettre. Et c’était clairement le cas. Yad Vashem a refusé de condamner ces discours.

    Alors j’ai commencé à écrire, comprenant qu’un immense désastre humain et politique se déployait sous nos yeux. En avril, j’ai écrit, en hébreu : « Oui, c’est un génocide. » Le texte a été traduit en anglais et lu par beaucoup à travers le monde.

    Comment en êtes-vous arrivé à cette accusation contre un pays qui, comme vous le rappelez, fut « créé en réponse à la Shoah » ?
    Tout d’abord, je tiens à dire que c’est extrêmement douloureux, car j’accuse ma propre société, je m’accuse moi-même. Je lutte contre l’occupation et l’apartheid depuis des années, et je sais qu’Israël a commis des crimes dans les territoires occupés, mais je n’aurais jamais imaginé que nous puissions atteindre un tel bain de sang et une telle cruauté, même après le 7-Octobre.

    Il existe une définition légale du génocide que les Nations unies ont adoptée dans la convention sur le génocide, et, même si je ne suis pas un expert en droit, de nombreux juristes à travers le monde sont convaincus qu’Israël a franchi le seuil du génocide, et je suis d’accord avec eux. En janvier, la Cour internationale de justice [CIJ] a affirmé que l’accusation de génocide était « plausible ». En mars, Francesca Albanese [rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires occupés] concluait son rapport en indiquant qu’il y avait des fondements raisonnables de penser que le seuil indiquant qu’Israël avait commis un génocide avait été franchi. Plusieurs lettres ouvertes signées par des centaines d’universitaires, dont des juristes, ont émis les mêmes inquiétudes.

    A mes yeux, Israël a le droit absolu de se défendre après le 7-Octobre, mais il a surréagi de manière criminelle. Quel est le fondement du génocide ? Selon la convention sur le génocide, il s’agit de l’annihilation délibérée d’un groupe ou d’une partie d’un groupe national, ethnique, religieux ou racial. L’accent est mis sur la destruction du groupe, pas sur la mort de tous ses membres. Il n’est pas besoin de tuer tous les membres d’un groupe pour qu’il s’agisse d’un génocide. Ce qui est arrivé à Srebrenica, où « seuls » 8 000 hommes furent tués, a été reconnu comme un génocide par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Les Etats-Unis ont reconnu, en mars 2023, que ce que la Birmanie a fait aux Rohingya est un génocide, même si la plupart d’entre eux furent « seulement » expulsés et que « seuls » 10 000 d’entre eux ont été tués, selon le département d’Etat. Ces exemples diffèrent de la Shoah ou du génocide arménien, où il y eut une tentative de tuer tout, ou presque tout un groupe. Les Israéliens et beaucoup d’autres pensent que tous les génocides doivent ressembler à la Shoah, mais c’est faux.

    Ce qui se passe à Gaza est un génocide, car Gaza n’existe plus. Le territoire a été totalement détruit. Le niveau et le rythme de tueries indiscriminées touchant un nombre énorme de personnes innocentes, y compris dans des lieux définis par Israël comme des zones sûres, la destruction de maisons, d’infrastructures, de presque tous les hôpitaux et universités, les déplacements de masse, la famine organisée, l’écrasement des élites et la déshumanisation étendue des Palestiniens dessinent l’image globale d’un génocide.

    Donc, nous avons la destruction, l’intention et un modèle récurrent d’extrême violence contre les civils. Nous ne savons toujours pas ce que la CIJ décidera dans le dossier porté par l’Afrique du Sud contre Israël, mais si nous lisons Raphael Lemkin [1900-1959], le juriste juif polonais qui a forgé le terme et fut l’initiateur principal de l’instauration de la convention sur le génocide, c’est exactement ce qu’il avait en tête lorsqu’il parlait de génocide.

    Ce débat est-il possible en Israël ?
    Pas encore. Mais même si elles n’utilisent pas le terme de « génocide » et si elles ne pensent pas qu’un génocide est commis, un nombre croissant de personnes ont des doutes sur la logique et les objectifs de cette guerre. Beaucoup s’opposent à la poursuite de celle-ci, car elles comprennent que l’arrêter est une condition pour le retour des otages. Seule une petite minorité s’oppose à la guerre pour des raisons morales, mais il pourrait y avoir un peu plus d’espace pour des voix isolées comme la mienne ; toutefois, il se peut que je sois démenti.

    La guerre doit cesser. Maintenant. Etendre la guerre au Liban est désastreux pour les deux camps. Il s’agit d’une condamnation à mort pour les otages et pour des milliers de personnes dans la région.

    La violence de l’Etat et des colons en Cisjordanie est toujours aussi cruelle et mortelle. Israël n’a aucune solution à aucun de ces problèmes, si ce n’est la force brutale. La seule solution, qu’Israël refuse, est de reconnaître les Palestiniens et leurs droits. Nous ne pouvons pas attendre la décision de la CIJ. Pour les Palestiniens de Gaza, pour les Israéliens, pour le peuple libanais et pour les otages, cela va être trop tard. Lorsque l’on a autant de preuves, nous devons prendre le risque de dire que l’on est face à un génocide, avant même la décision de justice, sinon quel est l’intérêt d’avoir étudié la notion de génocide, si c’est pour dire seulement de manière rétroactive : « Ah oui, il s’agissait bien d’un génocide » ? C’est ainsi que l’histoire jugera ce qui est en train de se passer.

    Je pense qu’il y a de bonnes chances pour que la CIJ reconnaisse que le crime de génocide ou tout au moins des actes génocidaires, tels que l’attaque sur l’hôpital Al-Shifa ou le fait d’affamer délibérément des centaines de milliers de personnes, ont été commis. Et pour ceux qui ne pensent pas qu’il s’agit d’un génocide, je voudrais ajouter : le fait est, sans aucun doute, que de graves crimes de guerre et des crimes contre l’humanité ont été commis. C’est déjà grave !

    Depuis le 7-Octobre, des peurs existentielles ont été réactivées des deux côtés : la Shoah pour les juifs, la Nakba pour les Palestiniens. Sont-elles justifiées ?
    Il n’y a pas de symétrie. Il ne s’agit pas d’un holocauste pour les juifs, car Israël a l’une des armées les plus puissantes au monde. Israël a subi un immense coup, mais il ne s’agit pas d’une menace comparable à la Shoah. Pour les Palestiniens, la Nakba est en cours depuis 1948. Et il faudra des générations pour se remettre de ces attaques sur Gaza.

    Il s’agit en effet d’une seconde Nakba. Les Palestiniens traversent une situation très traumatisante, qui menace leur existence même. Nous, les Israéliens, traversons aussi une situation très traumatisante, mais, selon moi, [nous ne sommes] pas [face à] une menace existentielle.

    La violence des crimes commis le 7-Octobre est sans précédent. L’ampleur de la riposte israélienne aussi. Comment expliquer cette déshumanisation dans les deux camps ?
    Je ne suis pas un spécialiste de la société palestinienne. Je ne peux répondre sur ce point. Mais les guerres ont toujours provoqué la déshumanisation de l’autre camp. Et nous sommes en guerre depuis des décennies, depuis 1948. Israël ne peut justifier la Nakba, l’occupation, l’apartheid, et maintenant la guerre génocidaire à Gaza, sans déshumaniser les Palestiniens. Si nous reconnaissons qu’ils sont des êtres humains, nous ne pouvons pas leur faire subir cela. En raison de sa cruauté et de son ampleur épouvantable, le 7-Octobre a accéléré ce processus.

    En déshumanisant l’autre, vous vous autorisez à agir de manière inhumaine. Et ce phénomène est pire encore chez les jeunes. Plusieurs générations sont nées après 1967 et n’ont connu Israël que [comme un Etat] pratiquant l’occupation ; y compris moi-même, qui suis né en 1966. Mais, pour ceux nés après la deuxième intifada [2000-2005], l’idée de paix est totalement étrangère. Il n’y a même pas eu de discussions de paix ou de négociations sérieuses pendant leur âge adulte, un mur de séparation a été construit… Et, après tant d’années de gouvernements de droite, dirigés en partie par Benyamin Nétanyahou, vous voyez les conséquences.

    Il y a aussi l’idée qu’Israël est fort – du moins jusqu’au 7-Octobre –, aussi pourquoi devrait-il faire des concessions et renoncer à ses privilèges ? En 2018, Israël a instauré la loi sur l’« Etat-nation » [qui précise que le droit à l’autodétermination dans l’Etat d’Israël est réservé au peuple juif], un texte qui ne concerne que nous [les juifs]. Les Palestiniens ne font pas partie de la nation dont se revendique l’Etat et, par conséquent, ils seront toujours discriminés, même dans l’Etat d’Israël. Dans ce contexte, il est difficile pour les jeunes [juifs] d’humaniser les Palestiniens, et c’est une immense tragédie.

    Dans votre livre « The Holocaust and the Nakba. A New Grammar of Trauma and History », coécrit avec le politiste Bashir Bashir (Columbia University Press, 2018, non traduit), vous plaidez pour une empathie mutuelle entre Israéliens et Palestiniens. Est-ce toujours possible ?
    Avec mon ami Bashir Bashir, on suggère une vision : le « binationalisme égalitaire » dans lequel juifs et Palestiniens pourraient vivre ensemble entre « la rivière et la mer », sur la base d’une égalité totale, dans laquelle les deux jouiraient de tous leurs droits individuels. Aucun des deux camps ne jouirait de privilèges, comme c’est le cas aujourd’hui pour les juifs. Nous n’avons pas seulement besoin d’empathie, mais d’un « vacillement empathique » dans lequel votre empathie pour la souffrance de l’autre vous amène à reconsidérer vos propres fondamentaux. Dans ce bain de sang, de telles idées semblent de la science-fiction.

    Qu’attendez-vous des prochaines années ?
    Du sang, du sang, du sang. Je ne vois rien d’autre qu’un avenir terrible. Mais on doit s’accrocher à notre humanité partagée et espérer qu’un jour, qui n’est pas encore en vue, les choses changeront.