Proche-Orient : les intellectuels arabes doivent « inventer de nouveaux modes d’expression » face à « l’horreur en cours »
Les guerres d’Israël contre la bande de Gaza, la Cisjordanie et le Liban bouleversent les opinions et suscitent de violents débats en Occident. Mais comment les intellectuels arabes pensent-ils cette tragédie brutale dans laquelle est plongée leur région ? Mediapart leur a posé la question lors d’un colloque.
Gwenaelle Lenoir | 25 novembre 2024 à 18h44 | Mediapart
▻https://www.mediapart.fr/journal/international/251124/proche-orient-les-intellectuels-arabes-doivent-inventer-de-nouveaux-modes-
Les guerres menées par Israël au Proche-Orient sont souvent racontées, analysées, commentées du point de vue occidental. Celui des penseurs et penseuses arabes n’est guère sollicité.
Les 14 et 15 novembre 2024, l’Institut du monde arabe (IMA) et le Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris (Carep) organisaient le premier Sommet international des pensées arabes. Il a réuni pas moins de trente-deux intellectuel·les arabes qui ont échangé lors de dix tables rondes thématiques, et devant une salle comble du début jusqu’à la fin.
Mediapart a saisi cette occasion pour s’entretenir avec sept d’entre eux.
Ils et elles sont de nationalités différentes, vivent et travaillent dans des pays divers, du Proche-Orient aux États-Unis en passant par l’Europe. Ils et elles ont en général étudié dans d’autres contrées que les leurs, produisent leurs travaux dans plusieurs langues : en somme, ils et elles sont cosmopolites et polyglottes.
Les diversités de leurs lieux de résidence et de travail – Beyrouth, Le Caire, Doha, Berlin, Londres, Durham (États-Unis), Paris – et de leurs domaines de recherches, eux qui sont politiste, sociologue, historienne, anthropologue, journaliste, juriste, philosophe, enrichissent les débats.
Leur origine commune, le monde arabe, et leur langue maternelle commune, l’arabe, les rassemblent.
Aussi leurs voix méritent-elles une attention particulière quand il s’agit de savoir comment les intellectuel·les arabes regardent, analysent, pensent et ressentent la catastrophe majeure qui est en train de se produire dans leur région.
Car c’est là le premier point commun : tous ont le sentiment de vivre une tragédie historique, une rupture, dont les conséquences se feront sentir pendant des décennies. Ils et elles la ressentent dans leur chair, il n’est pas question, ici, d’intellectuel·les qui analyseraient de leur surplomb une situation donnée.
« Nous souffrons beaucoup, il y a aussi une énorme colère, mais nous sommes tous en position de témoins, et nous devons assumer cette tâche, prendre note, écrire », commence Leyla Dakhli, franco-tunisienne, historienne spécialiste de l’histoire intellectuelle du monde arabe contemporain, aujourd’hui affectée au Centre Marc-Bloch de Berlin. « Je suis choqué et horrifié, et j’espère que les intellectuel·les du monde entier le sont », poursuit Gilbert Achcar, franco-libanais, sociologue, professeur en relations internationales à l’université SOAS de Londres.
« Il est très difficile de travailler en ce moment, car établir des plans de recherche pour parler de l’impact de cette catastrophe supposerait de prendre de la distance avec l’événement , renchérit Fadi A. Bardawil, anthropologue social libanais, enseignant à l’université Duke de Durham, en Caroline du Nord. Or si je ne suis pas au Liban, ma famille, mes amis y sont. Sortir de l’événement pour y réfléchir est un luxe que je n’ai pas. »
L’évidence du génocide
« Nous sommes des journalistes activistes, nous vivons parmi les gens, dans notre société, et nous essayons de comprendre de ce que les événements qui nous environnent nous font , décrit Lina Attalah, Égyptienne, fondatrice et rédactrice en cheffe du média indépendant égyptien Mada Masr. Nous nous devons de découvrir et de raconter cette grande guerre qui renforce notre sentiment d’impuissance et interroge notre sens d’appartenance à notre pays. »
« Penser ces agressions incroyables est un immense défi, d’autant que ça n’a pas encore pris fin et que nous ne savons pas ce qui nous attend encore. La réflexion en est rendue d’autant plus difficile. Nous essayons de saisir des bribes et de garder la tête cohérente. Parfois nous n’en pouvons plus. Cependant, nous devons le faire, car la pensée n’est pas un luxe. Il nous faut produire du sens, et penser, pour pouvoir ensuite panser, au sens de soigner », explique Elisabeth Suzanne Kassab, philosophe libanaise, diplômée de l’université de Fribourg en Suisse et professeure au Doha Institute du Qatar.
« Le choc que nous ressentons est lié au sentiment que la vie palestinienne et, je pense, au-delà, la vie arabe n’a aucune place dans la hiérarchie humaine. »
Samer Frangie, professeur à l’université américaine de Beyrouth
« C’est très compliqué de pouvoir prendre de la distance, émotionnellement et intellectuellement, poursuit Nadim Houry, juriste franco-libanais, aujourd’hui directeur du think tank Arab Reform Initiative. Nous avons des collègues palestiniens dans notre organisation, nous sommes donc très touchés. En même temps, justement parce que nous avons des ancrages très forts dans les pays du Proche-Orient, nous ne pouvons pas nous permettre le luxe d’être paralysés. Si nous, nous ne réussissons pas à penser ce qui se passe, à produire des analyses, proposer des solutions, d’autres le feront pour nous, et ce ne sera pas forcément en prenant en compte nos intérêts. »
Le deuxième point commun est l’utilisation du terme « génocide ». Aucun·e des intellectuel·les arabes que Mediapart a écouté·es lors de ce colloque n’a de doute sur la nature de la guerre d’Israël contre la bande de Gaza. « Le génocide est le crime des crimes, qui attaque la vie et la possibilité de la reproduction de la vie. Il ne s’agit pas seulement de tuer des êtres humains, mais de tuer le temps et l’espace, et c’est ce qui se passe à Gaza : on tue le passé, le présent et le futur palestiniens, la possibilité d’avoir un futur palestinien, et l’espace bien sûr, avec les terres et toutes les infrastructures qui rendent la vie possible, analyse Fadi A. Bardawil. Ce n’est pas une guerre comme les autres, parce qu’elle va à la racine même de la vie et de la reproduction de la vie. »
« Le choc que nous ressentons est lié au sentiment que la vie palestinienne et, je pense, au-delà, la vie arabe n’a aucune place dans la hiérarchie humaine, affirme le Libanais Samer Frangie, professeur de sciences politiques à l’université américaine de Beyrouth et rédacteur en chef du media indépendant Megaphone News. Tous les instruments ont été mobilisés : les médias pour le documenter, le droit international et le droit humanitaire pour le dénoncer, et ils n’ont eu aucun effet. »
« Je savais que l’après-7-Octobre allait être terrible et je n’ai pas été étonné, mais ce qui m’a frappé immédiatement, c’est la déshumanisation, non pas seulement de l’adversaire, mais de la population palestinienne tout entière, clairement énoncée par Yoav Gallant [alors ministre de la défense israélien – ndlr] avec les “animaux humains” , se souvient Gilbert Achcar. Et ceci est un facteur idéologique présent dans toutes les entreprises génocidaires. Car si vous reconnaissez l’humanité de l’autre, justifier son extermination est beaucoup plus difficile. Certains discutent l’intention génocidaire. C’est s’aveugler devant la volonté manifeste de tuer directement, tuer par la faim et tuer par la privation de moyens médicaux. »
La destruction des corps est d’autant plus présente que tout ou presque du massacre est médiatisé, visible à toute heure du jour et de la nuit sur les réseaux sociaux et les chaînes de télévision en continu arabes. Les médias occidentaux diffusent peu, ou pas du tout, les images de ce qui se déroule dans la bande de Gaza. Le public arabe, lui, et les intellectuel·les avec lui, les reçoit et se confronte à cette ultraviolence.
« Nous entendons beaucoup un mot accolé à ces événements : istibaha [qui veut dire à la fois permission et profanation – ndlr]. Cela signifie que nos corps et nos terres sont totalement à la merci des Israéliens, qu’ils peuvent y faire ce qu’ils veulent. Nous avons le sentiment que tout peut arriver, qu’ils peuvent attaquer aussi l’Égypte s’ils le veulent , explique Lina Attalah. Les gens comparent aujourd’hui avec la défaite humiliante de 1967 [dite guerre des Six Jours, en juin 1967, à l’issue de laquelle Israël a occupé le Sinaï égyptien, le Golan syrien, la bande de Gaza, la Cisjordanie et Jérusalem-Est – ndlr]. Nous n’avons plus de souveraineté . »
« Nous retrouvons dans cette extermination à l’œuvre une question fondamentale qui était au centre des révolutions arabes : celle de la valeur de nos vies. Que valent les corps arabes, est-ce que nos vies valent la peine d’être vécues ? , interroge Leyla Dakhli. Je travaille beaucoup sur cette notion de dignité, que les protestations des années 2010 ont portée très haut. Je la retrouve ici, car la dignité, à mon sens, est la vie même, ce qui reste quand tout le reste a disparu. »
Que valent les vies arabes ?
Vues du monde arabe, les guerres d’Israël contre la bande de Gaza et contre le Liban s’inscrivent dans une histoire longue, dont les peuples et les intellectuel·les de la région portent la mémoire. « La destruction totale qui précède l’invasion, que l’on a vue à l’œuvre à Gaza, s’inscrit dans la doctrine appliquée en 2006 au Liban de la riposte disproportionnée, qui vise à détruire l’environnement de l’ennemi , analyse Gilbert Achcar. L’objectif est de minimiser les pertes parmi les soldats. L’armée israélienne ne veut pas d’opérations qui coûtent cher en vies de soldats, je l’ai constaté en 1982 à Beyrouth, où elle a abandonné ses projets d’occupation de Beyrouth. La solution est donc de raser d’abord, de tout détruire. C’est une guerre post-héroïque, où même la mythologie du courage des soldats n’existe plus du tout. »
Les références à la Nakba de 1948, aux conflits contre le Liban, en 1982 et 2006 sont donc évoquées, mais pour les dépasser immédiatement. « Nous vivons une technodystopie terrifiante à plusieurs niveaux, reprend Fadi A. Bardawil. D es pouvoirs occidentaux extrêmement puissants, comme les États-Unis et l’Allemagne, envoient des armes et de l’argent à un État qui commet un génocide. Donc ils admettent que le génocide soit un outil de guerre. Ils créent un précédent terrible. Et c’est combiné avec une technologie où l’intelligence artificielle joue un rôle central, une machine de surveillance dotée d’une base de données gigantesque qui désigne des cibles plus vite qu’un humain. Toutes les limites ont été franchies. Maintenant, tout est possible dans le domaine de la destruction. »
« Il nous faudra probablement modifier notre écriture, son timbre, sa forme, inventer de nouveaux modes d’expression, moins distants de notre objet, pour rendre compte de l’horreur en cours. »
Fadi A. Bardawil, anthropologue
Il faut, alors, raconter. Faire entendre la parole populaire ouverte par les soulèvements arabes et confisquée à nouveau par les contre-révolutions encore à l’œuvre et par un cycle de secousses ininterrompu depuis le début des années 2010.
« L’empathie envers les Palestiniens est considérable, et différente d’avant, remarque Nadim Houry. Avant 2011, on soutenait la cause palestinienne, et avec l’aval des régimes arabes pour lesquels elle servait d’exutoire à une population frustrée. Aujourd’hui, les gens, sensibles à la destruction, veulent porter la voix et l’âme des Palestiniens que le génocide est en train d’effacer. Mais la capacité de mobilisation est faible. Car les régimes arabes ont peur de la politisation des jeunes autour de la question palestinienne. Elle porte en elle celle de la justice. Et toute mobilisation se retournerait contre ces régimes. Ils ont retenu la leçon des soulèvements. »
Et, pense Samer Frangie, ils sauront profiter de ce façonnage d’un nouveau Moyen-Orient, voulu par les États-Unis en 2003 avec l’invasion de l’Irak, et tenté une nouvelle fois par leur allié Israël.
« C’est la première guerre où il n’y a aucun horizon politique, constate Samer Frangie. Il est difficile de déterminer les recompositions régionales qui vont en découler, parce que nous sommes encore dedans. Mais ce traumatisme se rajoute à celui du Printemps arabe, cette tentative de jouer le jeu démocratique écrasée dans le sang et la répression. Face à la nouvelle incertitude ouverte par Israël, les régimes pourront jouer cyniquement là-dessus en proposant d’offrir un peu de stabilité contre l’abandon de la demande de changement. »
Penser la catastrophe demande de changer l’agenda intellectuel. Nombre des intellectuel·les arabes concentraient leur travail sur les temps des révolutions arabes, leurs origines et leurs suites, dont la question palestinienne était relativement absente. Elle a quitté ce hors-champ et retrouvé sa centralité.
« J’ai refusé, dans un premier temps, de m’exprimer sur la Palestine, car je n’en suis pas spécialiste , explique Leyla Dakhli. Mais ma position a évolué en entendant de prétendues expertises faites d’ignorance et de racisme. Je vais reprendre des archives que j’ai photographiées à Jérusalem il y a des années, car elles prennent une autre valeur aujourd’hui. En tant qu’historienne, je suis aussi témoin. »
« Il nous faudra probablement modifier notre écriture, son timbre, sa forme, inventer de nouveaux modes d’expression, moins distants de notre objet, pour rendre compte de l’horreur en cours, reprend Fadi A. Bardawil. Car ce à quoi nous faisons face est aussi une censure de la parole palestinienne. »
Ces intellectuel·les observent également le regard de l’Occident et ses déchirements. Mediapart leur donnera la parole sur ce thème dans un prochain article.
Gwenaelle Lenoir