La Tech contre la science
Édito du Pavé numérique
par Ivan Gaudé (12 mars 2025)
▻https://lepavenumerique.substack.com/p/la-tech-contre-la-science
(plein de liens cliquables à l’url source ci-dessus)
Depuis son installation, l’administration Trump a lancé une offensive aussi massive que virulente contre la science et plus généralement contre la poursuite de la connaissance. Écoles et bibliothèques américaines avaient déjà connu des listes de livres interdits dans certains États (notamment la Floride), mais cela se pratique désormais au niveau fédéral. Les licenciements et les cessations de financement visent toutes les activités liées aux sciences du climat (y compris météorologie et vulcanologie) tandis qu’une liste de mots-clés démente [1] est utilisée pour faire disparaître recherches et documents.
Pourtant, l’administration actuelle est soutenue par les élites de la Big Tech, dont les firmes dépensent des dizaines de milliards en « Recherche et Développement », débauchent les meilleurs chercheurs dans le monde entier, parfois pour des projets éloignés de toute application immédiate, et s’avère donc bien placée pour savoir quelle valeur a la science. Comment comprendre cette contradiction ?
L’explication la plus simple est à déduire des commentaires des tech bros eux-mêmes : il s’agit de nier toute validité et intérêt aux sciences sociales, qui sont reléguées au rang d’escroqueries intellectuelles (donc financières), avec la subtilité d’une bataille de cour d’école. Ce serait comme une vengeance puérile d’anciens geeks étudiant en STEM (« science, technology, engineering and mathematics », nom du cursus scientifique américain) sur le monde de la philosophie, de la sociologie, de la psychologie, de la littérature, etc., où se trouvaient les étudiants plus socialement agiles qu’eux et surtout, les filles. Il y a certainement une corrélation entre le masculinisme militant qui irrigue le mouvement MAGA et la jubilation qu’il exprime à voir malmener les secteurs de la recherche et de la connaissance où les femmes sont les plus visibles.
Il existe une autre explication, plus structurelle et pessimiste. C’est la constatation historique que tous les régimes d’extrême-droite au pouvoir se sont attaqués aux sciences sociales, pour la simple raison que ces dernières font, par nature, obstacle aux simplifications nécessaires à leur guerre culturelle. En France, comme le rappelle le chercheur Nicolas Brisset, le régime de Vichy avait particulièrement ciblé la sociologie, la rendant responsable de la décadence française, parce qu’elle remettait en cause la place de la religion et celle de la femme, deux piliers culturels du régime. Le trumpisme et ses alliés de la Tech ne font pas tellement autre chose en partant en croisade contre les universités, le féminisme, ou la lutte contre les discriminations au nom d’un retour à la puissance et la cohésion de la nation.
Reste la grande question déprimante de notre époque : comment la création d’Internet en 1983, cette révolution technologique époustouflante équivalente à celle de Gutenberg, qui a mis tout le savoir humain à portée de chacun, a pu nous amener à ce nouvel obscurantisme ?
La réponse est à chercher, encore, dans l’histoire : il a fallu attendre deux cents ans entre l’invention de l’imprimerie par Gutenberg et les débuts de la philosophie des Lumières qu’elle a aidé à diffuser. Entre-temps, un des premiers best-sellers permis par l’imprimerie fut Malleus Maleficarum, un traité de lutte contre la sorcellerie destiné aux inquisiteurs, d’une misogynie hallucinée (oui, déjà). Gardons espoir, plus que 158 ans.
[1] ►https://www.nytimes.com/interactive/2025/03/07/us/trump-federal-agencies-websites-words-dei.html