• Le monde si simple de Jean Tirole, par Gilles Rotillon (Le Monde diplomatique, juillet 2015)
    http://www.monde-diplomatique.fr/2015/07/ROTILLON/53197

    très bon article mais pas en accès libre

    extrait :

    La science économique ne peut devenir une science comportementale qu’en réduisant l’homme à peu de chose et le « comportement » à presque rien. Or l’anthropologie, la psychologie ou la linguistique nous apprennent que l’être humain n’existe pas indépendamment de la société où il vit ; et ce avant même de naître, car « la première condition pour qu’un bébé devienne une personne est que ses parents le considèrent comme telle (4) ». Le philosophe Gilbert Simondon montre que la formation de l’individu ne relève pas du simple déploiement d’une personnalité potentielle innée, mais suppose l’existence préalable de toute la société (5). Loin d’être façonnés par nos « préférences », nous dépendons de notre environnement technique et social. Du silex taillé au téléphone portable, toute l’évolution de l’humanité démontre le caractère constituant des objets techniques qui nous entourent. Le langage articulé lui-même, si caractéristique de l’espèce humaine, comme toutes les fonctions psychiques supérieures (sens esthétique, pensée conceptuelle, esprit critique) se développent, ainsi que l’a montré Lev Vygotski (6) dès les années 1920, à partir du contexte social existant, par l’appropriation des réalisations aussi bien techniques que culturelles ou symboliques déjà présentes dans le monde humain.

    Et pourtant Tirole paraît convaincu qu’il traite de manière rigoureuse des problèmes de société actuels. Il se persuade du bien-fondé des recommandations qu’il n’hésite pas à adresser avec assurance aux industriels et aux politiques sur la base de ses modèles. Il ne semble pas douter non plus que l’agent économique qu’il modélise soit suffisamment représentatif de l’espèce humaine pour appuyer la pertinence de ses avis et aborder les questions morales.

    Il est sans doute louable de vouloir « mieux comprendre les fondements des craintes vis-à-vis de la marchandisation de certains domaines ainsi que ceux de la moralité » ; mais on doute que les travaux récents de ces économistes et la mise en équation des sentiments moraux nous soient plus utiles pour ce faire que les autres sciences sociales. La position de Tirole revient à prôner le recours aux économistes sur à peu près tous les sujets de société, en leur assurant l’une de ces rentes de situation que, paradoxalement, ses travaux s’acharnent à supprimer autant que possible là où elles existent. L’histoire récente nous l’enseigne : l’« expert » n’a pas toujours raison. S’il peut éclairer le débat démocratique, il ne peut s’y substituer.