« On est tombé en panne de futur »

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  • BALLAST Daniel Mermet : « On est tombé en panne de futur »
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    Et Là-bas si j’y suis ! (il rit) Debray a été génial, sur ce coup-là. Ça lui a valu une excommunication générale et un papier particulièrement répugnant de BHL dans Le Monde. C’est très difficile, au fond, de penser de façon autonome ; il faut vraiment apprendre ça à nos enfants. Je me souviens d’une grande manif’ dans ma jeunesse. Tous unanimes, on levait le poing, et j’ai vu un type partir dans l’autre sens : il fendait la foule à contre-courant. Je me suis dit : il faudra, au moins un jour, que je sois ce gars-là. On nous apprend l’individualisme, mais pas l’autonomie. Aller contre l’unanimisme, c’est dur, d’abord affectivement ; on n’a pas tous la carapace assez solide. Au Kosovo, une grande partie de la gauche molle soutenait cette « guerre humanitaire ». Charlie Hebdo nous avait dénoncés comme pro-Milošević, sous le titre « Serbie Inter ». Le livre de Serge Halimi et Dominique Vidal, L’Opinion, ça se travaille, a clairement montré comment les journalistes, même les plus futés, se sont fait bourrer le mou par le service de communication de l’OTAN.

    • Il y a une thématique que vous ne traitez jamais, à Là-bas, c’est celle du #féminisme. Pourquoi ? C’est un angle mort, un désintérêt ?

      (Il réfléchit) On a fait 5 000 émissions, vous êtes sûrs que... ? Mais vous avez raison, nous ne sommes pas les meilleurs là-dessus. Pourtant, ce combat est loin d’être gagné, même s’il y a eu des progrès énorme entre mon enfance et aujourd’hui. Les femmes de ma génération se sont battues et il y a eu des avancées formidables, dont les femmes plus jeunes ignorent souvent l’histoire. La bagarre n’est pas terminée, les salaires, on n’y est toujours pas. La domination masculine, c’est toujours vrai.

      Une dernière question, pour le voyageur que vous êtes : Glissant a écrit que « l’universel abstrait nous défigure ». Ça vous inspire quoi ?

      Depuis 25 ans, j’ai eu la chance de faire beaucoup de reportages à travers le monde, et l’aventure continue aujourd’hui. Pour comprendre, je suis de ceux qui ont besoin de ressentir, d’éprouver, de rencontrer physiquement. C’est plus lent, il y a des galères, mais derrière un écran d’ordinateur, vous n’avez que l’œil, et un peu l’oreille, pour comprendre... Vous êtes privé du reste. Et vous êtes seul. Ça devient virtuel, ça manque de chair. Un pilote de chasse de l’armée israélienne nous a montré comment il larguait ses bombes. Votre doigt effleure une touche sur un écran vidéo et un bref message vous confirme que « l’objectif est traité ». Pas de secousse, pas d’image. Vous venez de tuer cinquante personnes. Toute sa vie, Howard Zinn a réfléchi et écrit sur le bombardement. Mais il faut dire, cependant, que le terrain ne suffit pas : il faut aussi travailler les dossiers et les infos ! La phrase d’Édouard Glissant peut évoquer aussi la vieille question de l’universel et du particulier. J’ai beaucoup de veine : je suis né dans une banlieue bâtarde. C’est une chance. Ma mère nous disait : « Vous êtes des bâtards pure race. » Je n’ai pas ce que Bensaïd appelait « la glue des origines » – à part mes origines sociales. C’est plus facile d’être universaliste dans ces conditions ! En parlant d’origine sociale, je rappellerai ceci : l’émancipation, c’est aussi celle des maîtres : l’horizon de la lutte de classes, c’est libérer l’esclave et le maître du fait qu’il domine l’esclave, c’est libérer le dominant de ce qui le domine ! C’est un affrontement classe contre classe, oui, mais en tendant vers leur abolition, c’est-à-dire la disparition des esclaves et des maîtres. C’est ainsi que j’entends l’universalisme, et pas seulement en terme de classe. Évidemment qu’il existe des particularismes et des spécificités, mais j’aime assez la lecture française, sur cette question – je suis très réservé vis-à-vis du modèle communautariste anglo-saxon. Leur démocratie, c’est la lutte des différents groupes et sous-groupes entre eux. J’ai d’ailleurs le même rapport de méfiance avec les revendications autonomistes bretonnes ou basques.

      Mermet, jacobin ! C’est le mot de la fin ?

      (Il rit) Voilà !

    • il y a beaucoup de situations où rester neutre, c’est collaborer. La neutralité n’est pas seulement le paravent des opportunistes et des lâches, c’est aussi le masque du maintien de l’ordre conservateur dominant. La neutralité neutralise.

      C’est très difficile, au fond, de penser de façon autonome ; il faut vraiment apprendre ça à nos enfants.