Musulmans de France et d’Europe - L’islamophobie en France au regard du débat européen

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  • Une islamophobie « à la française » : les faits et les mots

    À l’instar des autres pays de l’Union européenne, la France a vécu ces dernières années le développement de « courants islamophobes », qui se sont manifestés dans divers secteurs de la société. Toutefois, force est d’admettre que, si ces courants ont pu être amplifiés – voire légitimés – par les événements du 11 septembre, non seulement ils préexistaient aux attentats de New York mais se sont de plus poursuivis bien au-delà de cette zone de turbulences. De janvier 2001 à juin 2004, on a pu ainsi recenser une vingtaine d’attaques de salles de prière musulmane et de mosquées, allant du simple jet de peinture bleu-blanc-rouge sur la façade (Grande mosquée de Lyon) à l’incendie ou tentative d’incendie volontaire (Dunkerque, Pré-Saint-Gervais, Alès-la-Grande-Combe, Belley, Annecy, Alençon, Rillieux-la-Pape, Montpellier, Strasbourg...), en passant par des jets de cocktail Molotov (Saint-Étienne, Escaudain, Châlons-en-Champagne, etc.) et l’envoi de colis piégés aux responsables associatifs musulmans, comme par exemple à Perpignan. Simultanément, on a vu se multiplier des actes de profanation des tombes musulmanes dans les cimetières civils et militaires (Haguenau, Strasbourg, Thiais et Marseille), alors que jusqu’à récemment ce type d’actes racistes ne concernait presque qu’exclusivement les sépultures israélites. Enfin, dans certaines régions, comme l’Alsace, les attaques contre des commerces privés, identifiés à tort ou à raison comme « islamiques » (boucheries halal, épiceries orientales...), ne sont désormais plus rares.

    À ces attaques contre les bâtiments, les sépultures et les commerces dits « musulmans », se sont ajoutées, depuis l’automne 2004, de nombreuses agressions contre les personnes physiques et plus particulièrement contre des jeunes filles portant le foulard islamique (hijeb) dans des lieux publics (rues, postes, supermarchés, services sociaux...). L’islamophobie « à la française » a parfois emprunté le langage d’une hijebophobie radicale, se réfugiant derrière les valeurs de la laïcité et de l’égalité hommes-femmes. Le hijeb tend à être identifié par une majorité d’acteurs de la société française (médias, hommes politiques, intellectuels, enseignants, citoyens ordinaires...), comme l’expression d’une islamité menaçante et le symbole d’un nouveau fondamentalisme musulman qui mettrait en danger les valeurs laïques et républicaines :

    « Aujourd’hui la République, sous la pression d’un islamisme fondamentaliste, est à nouveau convoquée à affronter le fait religieux. Là encore la voie républicaine est claire : il faut exiger de l’islam qu’il renonce à s’emparer du corps politique (qui doit rester laïque) et qu’il reflue vers la société civile. »

    De ce fait, le foulard islamique est moins traité comme un signe de pudeur féminine ou comme la volonté de femmes musulmanes de vivre « librement » leur spiritualité au sein d’une société sécularisée que comme un danger social et un problème sécuritaire. Les jeunes filles ou les femmes portant le hijeb sont de plus en plus perçues comme des délinquantes, nécessitant un traitement sécuritaire particulier.

    Il existe une tendance dans la société française à criminaliser les porteuses de hijeb : avant 2003-2004, c’étaient surtout les garçons d’origine arabe, turque ou africaine qui étaient victimes du « racisme anti-musulman » ; depuis les débats récents autour de l’interdiction du voile, les filles et les femmes au hijeb rejoignent les cohortes de « mâles » dans les nouvelles catégories délinquantes et criminalisantes.

    À ce titre, les retombées indirectes des débats médiatiques sur l’interdiction du foulard islamique à l’école (mise en place de la Commission Stasi en juillet 2003) nous paraissent avoir joué un rôle beaucoup plus significatif dans la facilitation de l’islamophobie « à la française » que les effets collatéraux du terrorisme international (New York, Karachi, Madrid...), même si les deux phénomènes sont intrinsèquement liés dans les imaginaires. De ce point de vue, le « cas français » se distinguerait des autres États européens par une islamophobie davantage « idéologique », voire « intellectuelle » : les leaders d’opinion (journalistes, éditorialistes, écrivains, essayistes et experts) sont les principaux vecteurs d’une islamophobie latente qui se réfugient derrière le droit à la critique des religions et la liberté de pensée pour véhiculer des représentations stigmatisantes à l’égard de l’islam et des musulmans.

    En somme, l’islamophobie « à la française » trouve des relais chez certaines élites, la légitimant auprès des différents groupes sociaux et favorisant ainsi une libération et une banalisation de la parole islamophobe. Force est d’admettre, qu’à côté des organisations d’extrême droite qui ont en quelque sorte « islamisé » leurs mots d’ordre racistes (de la figure de l’immigré à celle du musulman), ce sont principalement les associations appartenant à la nébuleuse laïciste (Union des familles laïques, Laïcité-République, Res Republica, Mouvement des Maghrébins laïques de France...) qui ont contribué à diffuser l’image de peur d’une « France en danger d’islam ». Au-delà de leurs principes généreux et universels, elles sont porteuses d’un discours « national-laïciste » prenant appui sur l’image d’une « pureté française », qui serait aujourd’hui menacée par les communautarismes en général et le communautarisme musulman en particulier. En définitive, ces organisations laïcistes aboutissent à fétichiser et à essentialiser le « modèle républicain français. » Sur ce plan, nous rejoignons l’analyse du philosophe Pierre Tévanian, selon laquelle l’islamophobie en France serait d’abord l’expression d’un racisme de type « culturaliste » (et non biologique), la religion musulmane étant majoritairement perçue moins comme une spiritualité à part entière mais d’abord comme une « culture totalisante » porteuse de danger (vision essentialiste) :

    « De la confusion entre les situations française, algérienne, afghane ou iranienne aux amalgames entre voile et viol, en passant par des généralisations racistes sur “l’arrogance” ou “la sexualité des garçons musulmans”, sans parler des propos orduriers (“le foulard c’est de la merde”, “les filles voilées sont des putes”) ou des injures adressées aux collègues opposés à l’interdiction [du voile], les poncifs les plus grossiers et les plus violents ont été repris. Il faut se rendre à l’évidence : il existe en France un racisme culturaliste, visant les descendants des colonisés, et prenant pour principal prétexte leur référence musulmane, et ce racisme atteint les milieux “éduqués”..., autant que les autres . »

    Cette « peur française » de l’islam plonge, en grande partie, ses racines dans l’ambivalence d’une certaine pensée universaliste. Aujourd’hui, nous n’avons toujours pas surmonté ce complexe de pureté républicaine à l’égard du fait musulman. C’est bien au nom de la prétendue supériorité et universalité du « modèle républicain français » que nous estimons avoir à l’égard des musulmans une mission émancipatrice et un devoir de régénérescence du corps national : il faut guider les musulmans, en les incitant à se détacher progressivement de leur « esprit communautaire » (la Umma), les aider à devenir de « bons citoyens », en respectant certes, leur foi, leurs croyances et leurs pratiques mais, dans les limites d’un seuil d’islamité tolérable par notre société laïque et républicaine. Nous retrouvons là la théorie de l’assimilation progressive, évoquée par Charles-Robert Ageron à propos du traitement de l’islam au temps de l’Algérie coloniale. En somme, un « bon musulman » est un musulman qui n’est plus musulman, un « musulman sur-mesure », « un musulman sans bruit et sans odeur ». Une belle mosquée est « une mosquée sans minaret, discrète et quasiment invisible ». Une « femme musulmane émancipée » est une fille qui se plaint de la violence de son père, de ses frères et de ses cousins, et qui fait le tour de France en scandant « halte aux soldates du fascisme vert !80 ». C’est cette pression normative et permanente « sur » les musulmans ou les groupes d’individus perçus comme tels qui constitue, selon nous, le ressort principal d’une « islamophobie à la française ».

    Vincent Geisser

    http://books.openedition.org/editionscnrs/2871#bodyftn24