• Littérature et politique, le cas de Houellebecq

    « A 22 heures les deux candidats n’étaient toujours pas départagés, les derniers chiffres donnaient des estimations absolument identiques - cette incertitude évitant au candidat socialiste de faire une déclaration qu’on devinait difficile. Les deux partis qui structuraient la vie politique française depuis les débuts de la Vème République allaient-ils être balayés ? L’hypothèse était tellement renversante qu’on sentait que les commentateurs qui se succédaient à toute allure sur le plateau - et jusqu’à David Pujadas, pourtant peu suspect de complaisance envers l’islam, et réputé proche de Manuel Valls - en avaient secrètement envie. Passant d’une chaîne à l’autre avec une telle célérité qu’il paraissait jouir du don d’ubiquité, réussissant jusqu’à une heure avancée de la nuit d’éblouissants mouvements d’écharpe, Christophe Barbier fut sans conteste un des rois de cette soirée électorale, éclipsant aisément Renaud Dély, terne et morose devant un résultat que son journal n’avait pas prévu, et même Yves Thréard, d’ordinaire plus pugnace.

    Ce n’est qu’un peu après minuit, à l’heure où je terminais ma seconde bouteille de Rully, que tombèrent les résutats définitifs : Mohamed Ben Abbes, le candidat de la Fédération musulmane, arrivait en deuxième position avec 22,3 % des suffrages. Avec 21,9 %, le candidat socialiste était éliminé. Manuel Valls prononça une brève allocution, très sobre, où il saluait les deux candidats arrivés en tête, et ajournait toute décision jusqu’à la réunion du comité directeur du Parti socialiste. ...]

    [... » Les négociations entre le Parti socialiste et la Fraternité musulmane sont beaucoup plus difficiles que prévu. Pourtant, les musulmans sont prêts à donner plus de la moitié des ministères à la gauche - y compris des ministères clés comme les Finances et l’Intérieur. Ils n’ont aucune divergence sur l’économie, ni sur la politique fiscale ; pas davantage sur la sécurité - ils ont de surcroît, contrairement à leurs partenaires socialistes, les moyens de faire régner l’ordre dans les cités. Il y a bien quelques désaccords en politique étrangère, ils souhaiteraient de la France une condamnation un peu plus ferme d’Israël, mais ça la gauche leur accordera sans problème. La vraie difficulté, le point d’achoppement des négociations, c’est l’Education nationnale. L’intérêt pour l’éducation est une vieille tradition socialiste, et le milieu enseignant est le seul qui n’ait jamais abandonné le Parti socialiste, qui ait continué à le soutenir jusqu’au bord du gouffre ; seulement là ils ont affaire à un interlocuteur encore plus motivé qu’eux, et qui ne cédera sous aucun prétexte. La Fraternité musulmane est un parti spécial, vous savez : beaucoup des enjeux politiques habituels les laissent à peu près indifférents ; et, surtout, ils ne placent pas l’économie au centre de tout. Pour eux l’essentiel c’est la démographie, et l’éducation ; la sous-population qui dispose du meilleur taux de reproduction, et qui parvient à transmettre ses valeurs, triomphe ; à leurs yeux c’est aussi simple que ça, l’économie, la géopolitique même ne sont que de la poudre aux yeux : celui qui contrôle les enfants contrôle le futur, point final. Alors le seul point capital, le seul point sur lequel ils veulent absolument avoir satisfaction, c’est l’éducation des enfants.

    –- Et qu’est-ce qu’ils veulent ?
    –- Eh bien, pour la Fraternité musulmane, chaque enfant français doit avoir la possibilité de bénéficier, du début à la fin de sa scolarité, d’un enseignement islamique. Et l’enseignement islamique est, à tous points de vue, très différent de l’enseignement laïc. D’abord, il ne peut en aucun cas être mixte ; et seules certaines filières seront ouvertes aux femmes. Ce qu’ils souhaiteraient au fond c’est que la plupart des femmes, après l’école primaire, soient orientées vers des écoles d’éducation ménagère, et qu’elles se marient aussi vite que possible - une petite minorité poursuivant avant de se marier des études littéraires ou artistiques ; ce serait leur modèle de société idéal. Pär ailleurs, tous les enseignants, sans exception, devront être musulmans. Les règles concernant le régime alimentaire des cantines, le temps dévolu aux cinq prières quotidiennes devront être respectés ; mais, surtout, le programme scolaire en lui-même devra être adapté aux enseignements du Coran.

    –- Vous pensez que leurs pourparlers peuvent aboutir ?
    –- Ils n’ont pas le choix. S’ils échouent à conclure un accord, le Front national est certain de remporter les élections. Y compris s’ils y parviennent, d’ailleurs, il conserve toutes ses chances, vous avez vu les sondages comme moi. Même si Copé vient de déclarer qu’à titre personnel il s’abstiendrait, 85 % des électeurs UMP se reporteront sur le Front national. Ça va être serré, extrêmement serré : du 50-50, vraiment. « –- » Non, la seule solution qui leur reste, poursuivit-il, c’est de procéder à un dédoublement systématique des enseignements scolaires. Pour la polygamie d’ailleurs ils sont déjà parvenus à un accord, qui pourrait leur servir de modèle. Le mariage républicain restera inchangé, une union entre deux personnes, hommes ou femmes. Le mariage musulman, éventuellement polygame, n’aura aucune conséquence en termes d’état civil, mais il sera reconnu comme valide, et ouvrira des droits, par les centres de sécurité sociale et les services fiscaux.

    –- Vous êtes sûr ? Ça me paraît énorme...
    –- Absolument, c’est déjà acté dans les négociations ; c’est d’ailleurs parfaitement conforme à la théorie de la charia de minorité, qui est soutenue depuis longtemps par la mouvance des Frères musulmans. Eh bien, pour l’éducation, ça pourrait être un peu la même chose. L’école républicaine demeurerait telle quelle, ouverte à tous - mais avec beaucoup moins d’argent, le budget de l’Education nationale sera au moins divisé par trois, et cette fois les profs ne pourront rien sauver, dans le contexte économique actuel toute réduction budgétaire sera certaine de rallier un large consensus. Et puis, parallèlement, se mettrait en place un système d’écoles musulmanes privées, qui bénéficieraient de l’équivalence des diplômes - et qui pourraient, elles, recueillir des subventions privées. Evidemment, très vite, l’école publique deviendra une école au rabais, et tous les parents un peu soucieux de l’avenir de leurs enfants les inscriront dans l’enseignement musulman.

    –- Et pour l’université ce sera pareil « intervint son épouse. » La Sorbonne, en particulier, les fait fantasmer à un point incroyable - l’Arabie saoudite est prête à offrir une dotation presque illimitée ; nous allons devenir une des universités les plus riches du monde. ...]

    [... Replet et enjoué, fréquemment malicieux dans ses réponses aux journalistes, le candidat musulman faisait parfaitement oublier qu’il avait été un des plus jeunes polytechniciens de France avant d’intégrer l’ENA, dans la promotion Nelson Mandela - la même que Laurent Wauquiez. Il évoquait plutôt un bon vieil épicier tunisien de quartier - ce que son père avait été d’ailleurs, même si son épicerie était située à Neuilly-sur-Seine, et pas dans le 18ème arrondissement, encore moins à Bezons ou à Argenteuil.

    Plus que tout autre, rappela-t-il cette fois-ci, il avait bénéficié de la méritocratie républicaine ; moins que tout autre, il souhaitait porter atteinte à un système auquel il devait tout, et jusqu’à cet honneur suprême de se présenter au suffrage du peuple français. Il évoqua le petit appartement au-dessus de l’épicerie, où il faisait ses devoirs ; il ressucita brièvement la figure de son père, avec juste ce qu’il fallait d’émotion ; je le trouvais absolument excellent.

    Mais les temps, il fallait en convenir, poursuivit-il, avaient changé. De plus en plus souvent, les familles - qu’elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes - souhaitaient pour leurs enfants une éducation qui ne se limite pas à la transmission des connaissances, mais intègre une formation spirituelle correspondant à leur tradition. Ce retour du religieux était une tendance profonde, qui traversait nos sociétés, et l’Education nationale ne pouvait pas ne pas en tenir compte. Il s’agissait en somme d’élargir le cadre de l’école républicaine, de la rendre capable de coexister harmonieusement avec les grandes traditions spirituelles - musulmanes, chrétiennes ou juives - de notre pays.

    Suave et ronronnant, son discours se poursuivit pendant une dizaine de minutes avant qu’on ne passe aux questions de la presse. J’avais remarqué depuis longtemps que les journalistes les plus teigneux, les plus agressifs étaient comme hypnotisés, ramollis en présence de Mohammed Ben Abbes. Il y avait pourtant, me semblait-il, des questions embarrassantes qu’on aurait pu lui poser : la suppression de la mixité, par exemple : ou le fait que les enseignants devraient embrasser la foi musulmane. Mais après tout n’était-ce pas le cas, déjà, chez les catholiques ? Fallait-il être baptisé pour enseigner dans une école chrétienne ? En y réfléchissant je me rendais compte que je n’en savais rien, et au moment où s’achevait la conférence de presse je compris que j’en étais arrivé exactement là où le candidat musulman voulait me mener : une sorte de doute généralisé, la sensation qu’il n’y avait rien là de quoi s’alarmer, ni de véritablement nouveau.

    Marine Le Pen contre-attaqua à midi trente. Vive et brushée de frais, filmée en légère contre-plongée devant l’Hôtel de Ville, elle était presque belle - ce qui contrastait nettement avec ses apparitions précédentes : depuis le tournant de 2017, la candidate nationale s’était persuadée que, pour accéder à la magistrature suprême, une femme devait nécessairement ressembler à Angela Merkel, et elle s’appliquait à égaler la respectabilité rébarbative de la chancelière allemande, allant jusqu’à copier la coupe de ses tailleurs. Mais, en ce matin de mai, elle semblait avoir retrouvé une flamboyance, un élan révolutionnaire qui rappelaient les origines du mouvement. Le bruit courait depuis quelque temps que certains de ses discours étaient écrits par Renaud Camus - sous la surveillance de Florian Philippot. Je ne sais pas si ce bruit était fondé, mais elle avait en tout cas fait des progrès considérables. D’emblée, je fus frappé par le caractère républicain, et même franchement anticlérical, de son intervention. Dépassant la référence banale à Jules Ferry, elle remontait jusqu’à Condorcet, dont elle citait le mémorable discours de 1792 devant l’Assemblée législative, où il évoque ces Egyptiens, ces Indiens « chez qui l’esprit humain fit tant de progrès, et qui retombèrent dans l’abrutissement de la plus honteuse ignorance, au moment que la puissance religieuse s’empara du droit d’instruire les hommes ».

    « Je croyais qu’elle était catho... me fit remarquer Myriam.
    –- Je ne sais pas, mais son électorat ne l’est pas, jamais le Front national n’a réussi à percer chez les catholiques, ils sont trop solidaires et tiers-mondistes. Alors, elle s’adapte. »..."

    #Houellebecq