Communauté et sens du spectacle. La lecture dans Nanon
Le roman de George Sand, Nanon (1872), comporte un passage consacré à un spectacle qui met en scène les tensions entre l’acte de voir et l’acte de lire dans le cadre de la Révolution française, posant ainsi les rapports entre le récit et la communauté. Dans le chapitre v, Nanon, qui est aussi narratrice de son histoire, relate la célébration de la fête de la Fédération à Valcreux, village fictif de la Creuse. Au cours de la cérémonie, tous les habitants sont doublement unis au sein de leur commune et avec le reste de la nation ; bouleversant les hiérarchies sociales, ils affirment dans le même temps des valeurs partagées. Un autel de gazon surmonté d’une inscription commémorative et dédié aux fruits de la nature et au travail de la terre constitue l’attraction principale de la cérémonie. Sobrement orné d’un arrangement de fleurs, de fruits, d’animaux et d’outils de labour, l’autel évoque l’allégorie d’une abondance à portée de main. Le message des symboles visuels diffère sensiblement de celui de l’inscription portée au bas de la croix d’épis de blé, qui couronne l’autel : « Ceci est l’autel de la pauvreté reconnaissante dont le travail, béni au ciel, sera récompensé sur la terre2. »
2 La signification de l’autel, présentée de manière à la fois visuelle, par la mise en scène de symboles et d’objets, et de manière conceptuelle, par l’inscription-dédicace, pointe le décalage entre le petit groupe de ceux qui savent lire et la masse des spectateurs qui en sont incapables. Le sentiment euphorique d’union, associé à la fête de la Fédération, est ainsi troublé par le spectacle de l’autel qui sépare la communauté en deux groupes : d’un côté, les organisateurs du spectacle qui cherchent à transmettre des idées ; de l’autre, les spectateurs illettrés qui reçoivent passivement les informations. Cette communication, qui s’avère problématique durant tout le spectacle, notamment à l’endroit de l’autel, accroît paradoxalement le sentiment de communauté en ce que les habitants du village participent activement à la création du sens même de l’événement. En analysant le rôle du festival dans ce roman de Sand sur la révolution (qui inclut, dans le récit, les révolutions de 1789, de 1830 et de 1848), je montrerai comment les pratiques d’interprétation variées, voire concurrentes, permettent de construire une communauté démocratique, faisant de ce roman une réponse différée aux déchirements et à la violence de la Commune de 1871.
3 Œuvre de Sand peu connue du grand public, Nanon fut en effet publié en feuilleton un an après la Commune, dans le quotidien Le Temps, du 7 mars au 20 avril 1872. Le roman a inspiré de nombreuses études depuis l’importante réédition réalisée par Nicole Mozet en 19873. Récit à la première personne dans lequel la narratrice âgée entreprend, en 1850, l’histoire de sa jeunesse, pendant et après la Révolution française, ce roman offre une perspective peu conventionnelle sur les événements historiques. Dans un style simple et élégant, la narratrice raconte comment elle est parvenue à mettre sur pied un commerce florissant, n’ayant au départ pour toute possession qu’un mouton. Pour atteindre un tel succès, elle apprend à lire, à prendre soin des autres et épouse le marquis de Franqueville – Émilien, aristocrate et novice au moutier de Valcreux, qui deviendra soldat, républicain et fermier. Dans Nanon, Sand allie le réalisme des descriptions de la vie quotidienne paysanne à l’idéalisme des promesses de la Révolution. Comme Nicole Mozet le précise dans sa préface au roman, chaque élément de l’histoire est réaliste, même si l’ensemble du récit peut apparaître improbable, voire utopique (N, p. 7). De son côté, Nancy E. Rogers reconnaît que l’histoire de la Révolution française jouit d’une certaine véracité dans le roman, mais pointe un décalage entre la scène historique révolutionnaire et le quotidien des paysans, privés d’information :
[…] la disjonction entre l’exactitude historique et les effets que ces événements majeurs ont sur les paysans de Nanon, qui sont dans l’ignorance et privés d’accès aux informations fiables en provenance de la capitale, crée une distance, voire une attitude ironique, chez le lecteur4.
4 Cependant, cette distance avec le déroulement de la Révolution à Paris, pour les paysans, et avec ce que le lecteur en connaît, permet de repenser l’essence de la révolution et les possibilités d’une future action collective. Pour interpréter les événements tels qu’ils sont reconstruits et représentés dans le roman, il faut ainsi prêter attention à l’ensemble du contexte historique et, plus précisément, aux éléments qui vont à l’encontre des faits établis, donc à la rupture avec l’histoire telle qu’elle est exposée par la fiction.
5 Dans le chapitre v, la narration offre une description de la fête de la Fédération qui est exacte, sur le plan historique, mais innove dans sa complication et sa portée pour le reste du roman. La fête révolutionnaire, qui eut lieu dans toute la France le 14 juillet 1790, constitue l’apogée de la première phase de la Révolution française. Ce fut une période de tranquillité, entre la grand-peur à laquelle Nanon fait référence dans le chapitre iii (N, p. 63-65), et la Terreur de 1793 qui menacera son ami et futur époux, Émilien. Si la fête de la Fédération commémorait par sa date la prise de la Bastille, elle célébrait aussi, comme son nom le suggère, l’union entre les différents départements et communes composant la nation et rendait également hommage aux gardes nationaux locaux. Ces derniers prêtèrent serment lors de cérémonies organisées partout en France durant l’hiver 1789 et le printemps 1790 : il s’agissait de fédérer les troupes pour les unir dans la défense de la France révolutionnaire contre ses ennemis. À l’époque, la fête fut vécue non pas comme un événement commémoratif rejouant le passé, mais plutôt comme un nouveau départ5. Les directives des autorités de Paris insistaient sur la synchronisation de la fête sur l’ensemble du territoire, ainsi que sur le caractère soigné de ses rituels. On espérait ainsi produire un événement qui serait vécu à travers tout le pays, au même moment, et véhiculant un même message, à la fois euphorique et éducatif6.
6 Bien que les fêtes fussent mandatées par le pouvoir central, la mise en scène en était laissée à la discrétion des communes, qui utilisèrent les ressources disponibles sur place et les coutumes traditionnelles pour exprimer à leur manière leur vision de la Révolution7. Dans Nanon, la fête de Valcreux célèbre la Fédération en insistant davantage sur le sentiment d’unité nationale, et moins sur le besoin d’une défense nationale, qui était pourtant l’objectif premier de la Fédération. Nanon le précise clairement : « […] l’on se réjouissait surtout d’avoir une seule et même loi pour toute la France, et il [Émilien] me fit comprendre que, de ce moment, nous étions tous enfants de la même patrie. » (N, p. 76) Pour la commune de Valcreux, comme dans de nombreux villages en France, la fête offrait l’occasion d’affirmer le nouvel idéal d’égalité prôné par la Révolution. Quel que soit leur rang social, tous les résidents du village de Nanon participent à l’événement, y compris les anciens seigneurs des fermiers, les moines du moutier, qui bénissent les festivités à contrecœur. Selon Mona Ozouf, la nature démocratique de la fête fut, en grande partie, une illusion puisque, dans la plupart des cas, la séparation entre les classes sociales fut maintenue, quand les femmes et le peuple n’en furent pas purement et simplement exclus8. En faisant de son Valcreux fictif un village très pauvre, sans bourgeois, et dirigé par des moines, Sand présente la fête de la Fédération comme un moment d’harmonie entre la rhétorique démocratique de la Révolution et l’expérience commune du peuple.
7 Dans le roman, les festivités commencent par un banquet modeste au cours duquel les paysans apportent du pain et un peu de vin. Un imposant autel est ensuite dévoilé et Émilien prononce un discours. Enfin, le banquet s’achève avec l’annonce de la décision, prise par l’ensemble du village, de faire de Nanon la propriétaire de sa maison en guise de récompense pour son travail et sa bonté, geste qui permet aussi de faire un premier essai pour l’acquisition des biens nationaux9. Les étapes de la fête s’enchaînent et culminent avec la joie de Nanon qui ne peut croire à sa bonne fortune. Pourtant, c’est le dévoilement surprise de l’autel par Émilien, durant le banquet, qui constitue le moment central des festivités :
[O]n vit une manière d’autel en gazon, avec une croix au faîte, mais formée d’épis de blé bien agencés en tresses. Au-dessous, il y avait des fleurs et des fruits les plus beaux qu’on avait pu trouver ; le petit frère [Émilien] ne s’était pas fait faute d’en prendre aux parterres et aux espaliers des moines. Il y avait aussi des légumes rares de la même provenance, et puis des produits plus communs, des gerbes de sarrasin, des branches de châtaigniers avec leurs fruits tout jeunes, et puis des branches de prunellier, de senellier, de mûrier sauvage, de tout ce que la terre donne sans culture aux petits paysans et aux petits oiseaux. Et enfin, au bas de l’autel de gazon, ils avaient placé une charrue, une bêche, une pioche, une faucille, une faux, une cognée, une roue de char, des chaînes, des cordes, des jougs, des fers de cheval, des harnais, un râteau, une sarcloire [sic], et finalement une paire de poulets, un agneau de l’année, un couple de pigeons, et plusieurs nids de grives, fauvettes et moineaux avec les œufs ou les petits dedans . (N, p. 77)
8 Jacques, le cousin de Nanon, et Émilien, ainsi que quelques autres hommes fabriquent un autel de bric et de broc en trois jours, puis ils le recouvrent de branches et de fagots afin de le cacher jusqu’au banquet. Ce tableau plutôt humble correspond à une esthétique allégorique, typique de l’imagerie révolutionnaire, dans la mesure où il est composé des objets réels et naturels qu’il est censé représenter. La forme de l’autel peut également évoquer les nombreux autels érigés à l’occasion des fêtes tout au long de la Révolution, notamment les monticules couverts d’herbe ou les pyramides qui furent dressés à Paris ou à Lyon pour la fête de la Fédération.
9 Sand fournit au lecteur quelques indices sur l’apparence de l’autel par l’énumération de la longue liste des objets variés qui le décorent. La concurrence entre les symboles chrétiens, ceux de la Révolution et ceux de l’Antiquité, le tout combiné à la banalité des matériaux utilisés, amène Nanon à suggérer qu’il y avait quelque chose d’un peu maladroit, ou du moins de comique, dans ce « trophée bien rustique ». Comme pour s’excuser, elle loue la manière dont il est orné et ajoute : « À présent que je suis vieille, je n’en ris point. » (ibid.) Cet autel rustique, et par certains côtés risible, que le lecteur est censé imaginer, est aussi l’objet qui incarne toutes les nobles idées de la Révolution.
10 Si le lecteur demeure incertain quant à la manière d’interpréter cet autel, les paysans le sont encore plus. L’objectif même de ce « spectacle », selon Nanon, est d’organiser les pensées désordonnées du paysan pour son propre bien : « Il faut au paysan qui regarde avec indifférence le détail qu’il voit à toute heure, un ensemble qui attire sa réflexion en même temps que ses yeux et qui lui résume ses idées confuses par une sorte de spectacle10. » (ibid.) L’autel rassemble des objets tirés du quotidien du paysan, lui apprend à regarder (ou plutôt à ne pas être indifférent aux détails), et oriente sa pensée en lui offrant un miroir et une synthèse de ses idées qui, sans cadre représentatif, restent « confuses » pour lui. Et pourtant les paysans demeurent aussi perplexes devant le spectacle, que les lecteurs à la description de Nanon. Les spectateurs accueillent d’abord l’autel en silence, soit parce qu’ils sont surpris par son aspect pour le moins singulier, comme le précise Nanon, soit parce qu’ils n’en comprennent pas la signification. En tout cas, selon Nanon, ils ne sont en mesure de formuler aucun sentiment : « Il y eut d’abord un grand silence quand on vit une chose si simple, que peut-être on avait rêvée plus mystérieuse, mais qui plaisait sans qu’on pût dire pourquoi. » (ibid.)
11 De son côté, Nanon interprète mieux le spectacle parce qu’elle peut lire l’inscription qui surmonte les objets : « Moi, j’en comprenais un peu plus long, je savais lire et je lisais l’écriture placée au bas de la croix d’épis de blé ; mais je le lisais des yeux, j’étais toute recueillie […]. » (ibid.) Nanon comprend mieux le spectacle, non pas parce qu’elle peut lire l’inscription, puisqu’elle « lisai[t] des yeux », étant « recueillie » et pensive, mais plutôt parce qu’elle sait tout simplement lire. Bien avant cet épisode, quand Émilien lui enseigne l’alphabet et les bases de la lecture, elle prétend pouvoir désormais tout voir différemment, même la nature, comme si la simple connaissance des signes linguistiques lui avait ouvert les portes de l’interprétation du monde naturel (N, p. 70). Nanon distingue deux manières de lire, ou plutôt deux interprétations : la lecture visuelle des objets et symboles de l’autel (« je lisais des yeux »), et la lecture graphique de l’inscription (« je lisais l’écriture »). Cette capacité à lire à deux niveaux, à évoluer entre les registres interprétatifs et sociaux, annonce la fonction de médiatrice que jouera Nanon et qui lui permettra de construire une communauté durable autour d’elle, à la fin du roman.
12 Les paysans qui peuvent voir l’autel mais ne peuvent lire l’inscription, le lecteur qui peut lire la description mais ne peut voir l’autel, et Nanon qui peut faire les deux mais demeure prise dans l’émotion du moment et ne peut donc pas le comprendre complètement, tous obtiennent finalement une explication lorsque Émilien demande à Nanon de lire à haute voix l’inscription sur la plaque : « Ceci est l’autel de la pauvreté reconnaissante dont le travail, béni au ciel, sera récompensé sur la terre. » (N, p. 78) À l’occasion d’une fête révolutionnaire qui devait célébrer la prise de la Bastille (à sa date du 14 juillet) et la confédération des gardes nationaux, Émilien et ses amis consacrent quant à eux un autel à la pauvreté, au travail et à leurs récompenses sur terre. Après cette explication verbale, la foule laisse échapper un long « Ah !… » que Nanon décrit « comme la respiration d’une grande fatigue après tant d’années d’esclavage », mais qui pourrait aussi être un « ah ah ! » exprimant leur satisfaction de comprendre enfin la signification de l’autel (ibid.). La confusion du paysan – et celle du lecteur – se comprend, étant donné la difficulté à lier la signification de l’inscription, le symbolisme visuel de l’autel et le contexte politique de la fête. Pourquoi choisir de consacrer un autel au travail et à la pauvreté pendant une fête censée célébrer l’unité nationale ?
13 Le sens de l’inscription, comme celui de l’autel, s’éclairent alors dans la mesure où elle affirme que la Révolution a rendu possible la récompense de tout travail, par opposition avec l’Ancien Régime où les moines paresseux du moutier s’appropriaient les richesses produites par les paysans. Après la lecture de Nanon, la foule en liesse verse une libation sur l’autel, mais quelques « critiques » veulent parfaire le tableau en plaçant une « âme chrétienne » au-dessus des bêtes figurant dans l’autel. Émilien, bien sûr, choisit Nanon à la grande surprise de cette dernière, et la mène sous la croix, au sommet de l’autel, devenu « autel de la patrie » (la même formule désignant l’autel à Paris), plutôt que « reposoir », ce qui montre l’échange entre le sacré patriotique et le sacré religieux. À nouveau, les paysans sont déconcertés par le geste d’Émilien, mais cette fois, ils l’admettent ouvertement : « Il y eut un étonnement sans fâcherie, car personne ne m’en voulait [à Nanon], mais le paysan veut que tout lui soit expliqué. » (ibid.) Si l’autel, l’inscription et la fête constituent un ensemble peu cohérent, le choix de Nanon comme représentation allégorique du sacré est incompréhensible pour les paysans.
14 Émilien justifie alors longuement son choix dans un discours où il explique que Nanon est la plus pauvre de la commune, qu’en dépit de son jeune âge, elle travaille « comme une femme » et surtout qu’elle apprend vite et enseignera à lire à d’autres. Depuis la mise en vente des biens nationaux, il était devenu indispensable de lire des documents de toute sorte. Nanon, en enseignant à lire aux autres, devrait permettre à chacun de bénéficier des fruits de la Révolution. Le discours d’Émilien parvient à convaincre les paysans du mérite de Nanon et de son droit à incarner les idéaux de l’autel. Ainsi, les membres de l’assemblée collectent un pécule qui permet à Nanon de devenir la propriétaire de sa maison et d’être la première « acquéreuse » d’un bien national dans son village.
15 À mesure que se déroule la fête de la Fédération, les paysans acceptent les explications diverses d’Émilien par l’intermédiaire de Nanon qui lit l’inscription, puis incarne la signification allégorique de l’autel. Prise par la célébration de l’unité, l’assemblée oublie bien vite les divergences d’interprétation de l’autel, de la fête et du rôle symbolique de Nanon. Cependant, une lecture plus attentive du texte permet de montrer que la confusion initiale partagée par le lecteur et les spectateurs provient des contradictions inhérentes au spectacle même, à savoir la différence entre ses significations visuelle et écrite.
16 En effet, la signification de l’inscription ne correspond que partiellement au spectacle de l’autel et à son incarnation allégorique en la personne de Nanon. Si l’on relit la description initiale de l’autel, avant même que Nanon ne lise l’inscription, on se rend compte que le travail est associé à des symboles peu pertinents dans l’autel décoré de jolies fleurs, de fruits, de quelques « légumes rares », tous dérobés par Émilien dans le jardin des moines, ainsi que par des branches d’arbres fruitiers sauvages : « tout ce que la terre donne sans culture aux petits paysans et aux petits oiseaux » (N, p. 77, je souligne). Au bas de l’autel, juxtaposés à ces produits naturels récupérés ici et là, se trouvent une charrue, une bêche, une pioche, une brouette, des chaînes et des fers à cheval. On note ainsi un décalage entre le haut et le bas de l’autel, car aucun de ces outils de labour n’a été nécessaire à la culture ou à la cueillette du trésor disposé sur l’autel. Enfin, des poulets, un jeune agneau, des pigeons et une variété de nids d’oiseaux sont placés à côté des outils de labour. Il ne s’agit donc pas de bêtes de somme telles que le cheval ou le bœuf, mais plutôt d’animaux dont on peut tirer de la nourriture sans trop de travail11.
17 Tout comme l’autel d’Émilien ne remplit pas vraiment les deux buts politiques de la fête de la Fédération, l’incarnation en Nanon de la pauvreté, du travail et de la récompense bien méritée est problématique à certains égards. Au début du roman, l’héroïne est en effet une bergère n’ayant qu’un seul mouton, nommé Rosette. Nonobstant l’effort qu’exigeaient les tâches de la pastourelle, l’état de bergère était aussi associé, dans le contexte culturel du xviiie siècle, à la notion de loisir. Nanon est d’ailleurs bergère dans ce qui débute comme un roman pastoral. Bien entendu, le roman de Sand est plus réaliste que L’Astrée d’Honoré d’Urfé, mais le temps de la diégèse est contemporain du Hameau de Marie-Antoinette à Versailles. La pastorale exclut certes le travail pénible, mais cette exclusion permet justement à l’héroïne d’avoir un loisir productif. Nanon demande à Émilien, qui peut à peine lire lui-même, de lui enseigner tout ce qu’il sait. La vie de Nanon s’en trouve transformée ; elle peut désormais abstraire des idées à partir d’observations empiriques, faire de l’arithmétique, apprendre à lire aux autres, tracer un itinéraire sur une carte et, enfin, tenir les comptes de sa future fortune. Rien de cela n’aurait été possible sans le temps libre qu’autorise l’état de bergère. Dans La Nuit des prolétaires, Jacques Rancière a noté combien les activités intellectuelles auxquelles s’adonne l’ouvrier du xixe siècle pendant son temps libre déstabilisaient la hiérarchie des classes présentée comme naturelle ; Sand, qui avait vigoureusement soutenu les poètes ouvriers, comprenait bien l’importance sociale des pratiques culturelles des humbles et des ouvriers. Bien que le roman de Nanon soit situé dans le cadre paysan, l’analyse de Jacques Rancière est pertinente pour l’héroïne et sa promotion sociale. De pastorale, le texte de Nanon se transforme en roman sur la Révolution et le travail, tandis que le personnage éponyme utilise sa seule ressource, son temps libre (otium), pour s’investir dans le travail intellectuel des élites, le négoce (neg-otium) et l’écriture.
18 La fête de la Fédération et son autel enseignent ainsi aux habitants de Valcreux comment un changement de perspective, produit par un nouveau moyen de lire et d’interpréter le monde, peut mener à l’émancipation. La définition du spectacle comme ensemble qui attire « en même temps » les yeux et la réflexion des paysans et lui « résume ses idées confuses » prend un tout autre sens lorsque Nanon en devient le symbole. Tout comme Nanon utilise le temps libre qu’offre son occupation pour s’instruire, l’autel met en scène des objets quotidiens et expose de nouvelles chances de prospérité puisque les biens du moutier, dont les terres, sont désormais disponibles pour tous : les fruits et les fleurs dérobés aux moines en attestent déjà la réalité. Par sa lecture et son incarnation, Nanon permet aux paysans de comprendre l’autel, comme elle leur enseignera plus tard à lire des textes. Ce n’est qu’en s’unissant que les habitants du village, officiellement nommé « commune » par la Révolution, pourront récolter les fruits du travail de tous. À travers le chapitre v, chacun des participants de la fête contribue à la compréhension de l’événement : les moines, avec leur bénédiction et leur tribut, involontaire, de fruits, fleurs et légumes pour l’autel ; Émilien, par la manière dont il a arrangé l’autel et inscrit le message sur la plaque, et par sa décision de choisir Nanon ; Nanon elle-même, grâce à sa lecture de l’inscription pour les paysans illettrés et son interprétation pour le lecteur, puis son rôle d’allégorie ; et surtout, le reste des paysans avec leurs demandes d’explication, leurs suggestions pour améliorer l’autel et leur réaction collective qui suggère qu’il y va de bien plus que d’une simple réponse affective à l’événement. Cette participation active de tous permet d’associer à la fête une variété de sens, à la fois politique, social et religieux. Conçues au départ pour dicter aux paysans quoi penser, la fête et ses étapes deviennent un texte ouvert à la lecture, à l’interprétation et à la discussion de chacun.
19 La fête de la Fédération mise en scène dans Nanon, avec son spectacle construit sur le sentiment d’unité communautaire et sur un débat démocratique animé, trouve son origine non seulement dans la Révolution française, mais aussi dans la volonté de Sand de comprendre les victoires et les défaites de 1848 et la violence de la Commune de 187112. En rejouant ce qui est souvent considéré comme l’un des moments les plus exaltants de la première révolution, son roman suggère qu’une communauté ne peut se fonder que sur l’unité de but et sur la diversité d’opinion. Selon Arthur Mitzman, la description de la fête de la Fédération dans Nanon doit beaucoup au chapitre xi du livre III de l’Histoire de la Révolution française de Jules Michelet. Partageant le même style, les deux textes mettent l’accent sur l’inclusion démocratique qui caractérisent les diverses fêtes dans toute la France13. Dans un compte rendu lyrique, Michelet, qui assimile la fête de la Fédération à un « miracle », décrit la manière dont les jeunes et les moins jeunes, les riches et les pauvres, à travers toutes les régions, s’unirent pour l’événement afin de créer « la plus grande diversité (provinciale, locale, urbaine, rurale, etc.) dans la plus parfaite unité14 ». Pour Michelet, l’un des faits les plus remarquables est que les femmes, d’habitude exclues des rituels politiques, participèrent avec la plus grande passion, qu’elles fussent « appelées ou non appelées15 ». Ces femmes affirmaient ainsi avec force leur droit à jouer un rôle dans les célébrations politiques. Après un passage lyrique dans lequel il exprime la valeur universelle de la fête comme « solennel banquet de la liberté », l’historien termine son chapitre par de multiples anecdotes sur les fêtes dans toutes les régions et en commence un nouveau avec le récit d’une pratique qui eut lieu dans de nombreux villages, celle de placer sur les autels des enfants, ainsi « adoptés » par la communauté et couverts de cadeaux et de bénédictions16. Ces commentaires de Michelet permettent de mieux comprendre le personnage de Nanon qui, malgré son statut de jeune fille, se retrouve au cœur de l’attention publique par son rôle spirituel sur l’autel, avant de devenir une enfant adoptée par toute la communauté. Nanon est à la fois l’exception à l’égalité générale et la personne qui rassemble tous les êtres qui composent la communauté.
20 Dans sa préface de 1868 à l’Histoire de la Révolution française, Michelet établit un lien explicite entre la fête de la Fédération de 1790 et les événements de 1848 : « Tel fut le cœur des pères aux Fédérations de 90, tel fut celui des fils à nos Banquets de Février. Journalistes, hommes politiques, professeurs, écrivains, nous eûmes l’élan désintéressé, généreux, clément et pacifique, humain17. » La lettre de Sand à son fils Maurice relatant sa participation au « spectacle » de la fête de la Fraternité (inspirée à plusieurs titres de la fête de la Fédération de 1790) du 20 avril 1848 anticipe à la fois la préface de Michelet de 1868 et le spectacle qu’elle imaginera dans Nanon en 1872 :
La fête de la Fraternité a été la plus belle journée de l’Histoire. Un million d’âmes, oubliant toute rancune, toute différence d’intérêts, pardonnant au passé, se moquant de l’avenir, et s’embrassant d’un bout de Paris à l’autre au cri de Vive la fraternité, c’était sublime. […] Comme spectacle, tu ne peux pas t’en faire d’idée. [La fête] prouve que le peuple ne raisonne pas tous nos différends, toutes nos nuances d’idées, mais qu’il sent vivement les grandes choses et qu’il les veut. […] Du haut de l’arc de l’Étoile le ciel, la ville, les horizons, la campagne verte, les dômes des grands édifices dans la pluie et dans le soleil, quel cadre pour la plus gigantesque scène humaine qui se soit jamais produite ! (Corr., t. VIII, p. 430)
21 Depuis le sommet de l’Arc de triomphe en 1848, comme Nanon sur son autel en 1790, Sand a une position privilégiée depuis laquelle elle peut voir un peuple unifié dans la célébration de la fraternité. Comme la romancière fera suggérer à Nanon narratrice que le « spectacle » organise les idées confuses des paysans, elle insiste en 1848 sur le fait que le peuple en fête n’a que peu d’intérêt pour les différences idéologiques (« tous nos différends »), mais qu’en revanche, il sent ce que les intellectuels républicains tels que Sand considèrent comme essentiel : la volonté innée du peuple lui paraît souveraine (« il les veut »). Cette différence fondamentale entre les discordes du « nous » politique et le peuple uni dans sa diversité sociale (« toute différence d’intérêts ») est accentuée par la séparation physique entre la foule et l’observatrice, jouissant d’une perspective élevée depuis le sommet de l’Arc de Triomphe. Symboliquement assise sur le siège du pouvoir, Sand exprime sa sympathie pour le peuple ; elle loue la force de ceux dont l’union spirituelle survivra aux fractures idéologiques : « Courage donc, demain peut-être, tout ce pacte sublime juré par la multitude sera brisé dans la conscience des individus ; mais aussitôt que la lutte essayera de reparaître, le peuple (c’est-à-dire tous) se lèvera et dira : “Taisez-vous et marchons !” » (Corr., t. VIII, p. 431)
22 La prédilection de Sand pour le spectacle visuel d’un million de personnes unies, toutes classes sociales et toutes origines confondues – spectacle qu’elle oppose aux nuances verbales d’une certaine élite politique –, indique que la sensibilité politique de l’écrivaine n’a pas radicalement changé entre 1848 et 1872. À mesure que le roman progresse et que Nanon s’installe au moutier, elle crée une communauté qui n’est pas sans rappeler la manière dont Michelet caractérise la fête de la Fédération : « la plus grande diversité […] dans la plus parfaite unité ». Dans la communauté utopique de Nanon, paysans, domestiques, bourgeois, moines et aristocrates cohabitent, plus ou moins en paix, sans perdre leur diversité d’opinion ou d’identité. Dans quelques-uns des échanges les plus passionnés du roman, Nanon discute de la nature de la révolution, de la violence et du changement social avec plusieurs interlocuteurs : son oncle paysan, le moine Fructueux, le bourgeois révolutionnaire Costejoux et, bien sûr, son mari et ami, l’aristocrate libéral Émilien de Franqueville. Au cours de ces conversations, Nanon est capable de créer lentement et sans l’imposer, un consensus autour de l’idée que la fin ne justifie pas les moyens et qu’une révolution durable ne passe pas par la violence. Comme pour les spectacles de l’autel à la fête de la Fédération, ou la multitude à la fête de la Fraternité, le consensus naît de la diversité d’opinions et d’interprétations. Vers la fin du roman, Nanon explique qu’elle n’est plus impliquée dans les débats politiques :
Il [Costejoux] est resté sous ce rapport aussi jeune que mon mari. Ils n’ont pas été dupes de la révolution de Juillet. Ils n’ont pas été satisfaits de celle de Février. Moi qui, depuis bien longtemps, ne m’occupe plus de politique – je n’en ai pas le temps – je ne les ai jamais contredits, et, si j’eusse été sûre d’avoir raison contre eux, je n’aurais pas eu le courage de le leur dire, tant j’admirais la trempe de ces caractères du passé […]. (N, p. 286)
23 En ne participant plus à la vie politique, Nanon admet non seulement qu’elle n’a pas toujours raison (« si j’eusse été sûre d’avoir raison »), mais surtout, elle affirme son respect pour les opinions politiques de son mari et de Costejoux, tous deux valorisés par rapport aux hommes du présent. De plus, lorsqu’elle prétend ne plus avoir le temps de s’investir dans la politique, elle fait aussi allusion à son rôle de médiatrice et de négociatrice dans le roman.
24 La fin de Nanon remet en jeu, indirectement, les questions soulevées par le spectacle de la fête de la Fédération : la communauté est construite et en même temps divisée par la lecture comme par le caractère délicat de l’équilibre entre les paysans et les citoyens instruits. Dans la dernière page du roman, le narrateur anonyme qui reprend le contrôle de la narration pour annoncer la mort de Nanon et ses contributions à la communauté, rapporte ce qui est advenu de ses cousins, Pierre et Jacques, qui représentaient ses derniers liens avec son passé humble. Jacques, à qui Nanon a appris à lire, comme l’indique le narrateur, devint officier militaire, mais « [se mit] en tête de supplanter » Émilien (N, p. 287). Ayant l’usage de ses deux bras (Émilien a perdu un bras à la guerre), Jacques est convaincu qu’il ferait un meilleur époux qu’Émilien et est aussi gradé que lui. Il est forcé de quitter le village et de s’installer ailleurs, après avoir perturbé l’harmonie collective. Le lecteur de Sand se souvient sans doute que Jacques a aidé Émilien à construire l’autel de la fête de la Fédération. On peut donc penser qu’il a cherché à imposer sa propre interprétation de la Révolution aux autres paysans. Apprendre à lire lui a non seulement permis de s’élever au rang d’officier, mais l’a aussi encouragé à faire passer ses propres désirs avant ceux de la communauté. L’autre cousin, Pierre, demeure un ami de la famille, et son fils, « sans cesser, quoique convenablement instruit, d’être un paysan », épouse l’une des filles de Nanon (ibid.). Dans ce roman, la classe sociale ne constitue jamais un obstacle au succès, et comme l’illustre Nanon, le bonheur et la fortune dépendent non seulement de la capacité à lire, mais aussi de la volonté de participer au bien de la communauté.
25 Le spectacle idyllique de la fête de la Fédération porte à la fois les germes de la violence révolutionnaire (une division du public entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas lire) et sa possible résolution en une communauté unifiée dans sa diversité. Ceux qui ont planifié l’événement et qui savent lire partagent avec les participants illettrés les même objectifs patriotiques et égalitaires, mais échouent à les communiquer de manière efficace jusqu’à ce que Nanon médiatise une meilleure compréhension et incarne la valeur sacrée de l’autel, annonçant ainsi son rôle de fondatrice d’une nouvelle communauté. Dans ce dernier grand roman de Sand, le spectacle révolutionnaire ne propose pas de signification directe ou transparente, mais sa jouissance passe par des signes visibles et des symboles qui appellent l’interprétation et surtout la lecture. C’est une communauté nouvelle qui naît dans l’espace entre ce qui peut être seulement vu et ce qui ne peut être que lu.