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  • Bienvenue aux étrangers (2011)

    Le débat politique n’est plus qu’un alignement de chiffres : à celui de la dette répond celui des quotas ; à celui de la croissance fait face celui du chômage... et ainsi de suite. Les uns brandissent les profits, les autres les pertes ; mais chaque alignement de chiffres n’est qu’un prétexte pour opprimer un peu plus l’humanité. Comment parler de démocratie quand le discours politique se réduit à une si mesquine comptabilité ? Le taux d’abstention, de plus en plus élevé à chaque élection, ne progresse pas ainsi par hasard : il traduit le refus de cet esprit boutiquier. Il en constitue une véritable remise en question.

    Tyrannie des Chiffres : Comment les Politiciens ont Enterré la Créativité

    Actuellement, ce que l’on nomme politique n’est plus qu’une affaire de « représentants » entre eux. Les « élus », les « experts », les « people » et autres « grands journalistes » se sont constitués en classe sociale, en caste même, séparée du commun de la population, séparée du « demos ». Ils se reproduisent entre eux et sont, dans le fond, d’une impressionnante homogénéité idéologique. Reproduction entre eux, que l’on pourrait qualifier de consanguine (comme pour les anciennes monarchies), oui, puisque du Parti communiste au Front national, en passant par les syndicats, le monde du spectacle et celui de la presse en passant par celui de la finance et d’une certaine pègre « haute de gamme » [1], on ne compte plus les « fils ou filles de... » qui succèdent à leur père ! Homogénéité idéologique encore plus, puisque ces individus sont les producteurs et les détenteurs des chiffres. Ce sont eux qui les choisissent [2], ce sont eux qui les font parler, ce sont eux qui imposent l’ordre des choses. Ils sont tellement pareils, tellement frères et soeurs que même la variété apparente des partis en présence et la multiplicité des candidats ne parvient plus à cacher l’héritabilité du pouvoir et de l’argent. Cette réduction du champ de l’exercice du politique à une caste d’individus qui voudrait faire croire que « ce sont les choses qui décident » et non les hommes [3], s’accompagne de la réduction effrayante de la créativité dans tout le champ sociétal avec toutes les conséquences négatives que cela comporte. L’absence de perspectives collectives et les angoisses individuelles qui découlent de ce rétrécissement de la pensée, produisent une société de la peur, véritable antithèse d’une société humaine et libre. Ce à quoi nous assistons c’est l’enterrement de toute créativité, de tout imaginaire, de tout idéal. C’est le triomphe de la mesquinerie généralisée, telle qu’elle fut introduite en France dès les années 80 par les partis de gauche alors au pouvoir. On se souvient de la phrase scandaleuse, lancée par un certain Michel Rocard, alors Premier ministre [4] lequel avec sa « France qui ne peut pas accueillir toute la misère du monde » a commencé à jouer la politique du repli sur soi et a endossé sans complexe le rôle de fossoyeur du mot d’ordre de Mai 68 « L’imagination au pouvoir ». C’est dans le cadre du rabougrissement idéologique actuel que l’on peut comprendre en Europe le succès relatif des partis « nationaux-xénophobes » (ou, ce qui revient au même, en Belgique, Italie, Espagne et ailleurs, « régionalistes- xénophobes »). Ils sont l’aboutissement logique de cette restriction intellectuelle et mentale, de cette réduction du champ de l’imaginaire collectif et humain. Leur émergence se situe dans le droit fil d’une société qui se fige, qui assure la reproduction de père en fils (ou en filles) du pouvoir politique et financier, qui promeut les « valeurs » traditionnelles, les coutumes locales, les parlers régionaux... et toutes choses susceptibles d’enfermer les individus dans des cercles de plus en plus réduits. Ils sont les marqueurs d’une société et d’une politique dont, finalement, le seul projet réel est un rabougrissement interminable. D’une société dans laquelle se multiplient les interdits et les obligations infondées.

    D’une société qui vise à satisfaire les plus aigris en renforçant leur aigreur. D’une société où chaque échéance électorale n’est qu’un pas supplémentaire vers la déchéance morale. Quand des policiers n’hésitent plus à tendre des pièges contre des réfugiés tunisiens, coupables de n’être que ce qu’ils sont, de simples être humains venus chercher du réconfort auprès d’une antenne de la Croixrouge (comme cela s’est produit dernièrement en plein Paris), un pas de plus dans l’abjection a été commis. Dans cette société, la classe politicienne a fini de fermer toutes perspective généreuse, parce qu’à court terme, il est plus « rentable » électoralement d’en appeler à la bassesse qu’a la grandeur de l’humanité.

    Grandeur de l’homme : Il y a des moments où Devoir c’est Pouvoir

    Toute façon de concevoir la politique est liée à la conception que l’on se fait de l’Homme. C’est pourquoi l’helléniste Jacqueline de Romilly a consacré, peu avant de décéder, son dernier livre à la « Grandeur de l’Homme », grandeur qu’elle définit, dans le champ de la démocratie, comme une opposition aux égoïsmes : « Toutes les erreurs politiques viennent en fait de l’égoïsme avec lequel chacun intervient sans souci du bien commun » [5]. A la différence de ce que supposaient les idéologies dominantes du XXe siècle, ce combat concerne l’homme du présent, capable de son propre dépassement dans une action qui passe par chacun, une action qui consiste à cultiver cette grandeur de l’homme en combattant l’égoïsme, en remettant en avant la notion de générosité, ici et maintenant, chacun et ensemble.

    A la lumière de ce propos, on comprend qu’il existe deux façons de répondre aux problèmes posés par une actualité internationale aussi intense que tragique. La première, celle de la classe politicienne, consiste, en mettant en avant les fameux « chiffres », à exclure et à éliminer toujours plus d’êtres humains [6]. C’est fondamentalement une erreur politique parce que, menée dans toute sa logique, elle aboutit à la conclusion absurde d’une humanité qui ne serait plus dans l’Homme. La seconde est d’appréhender cette actualité difficile comme l’opportunité de renouer avec le cours historique de la pensée politique universelle, généreuse et humaniste, qui a traversé les siècles jusqu’à nous, celle dont l’action consiste à se dépasser soi- même et collectivement. Comme en toute chose, il faut savoir par quoi commencer. Remarquons d’abord comment les politiciens s’appliquent à dire ce que nous ne « pouvons » pas faire. Ce n’est pas pour rien qu’ils avancent « pouvons » et pas « voulons » (alors qu’en réalité on peut, mais ce sont eux qui ne veulent pas). Un premier pas est d’affirmer le contraire. D’affirmer que chacun peut faire quelque chose, avec ses moyens, qu’il peut le mettre en commun avec les autres pour que, au fur et à mesure, se généralise une prise de conscience de cette capacité collective. La proclamation de tout ce que nous pouvons faire, donnera à tous une force telle qu’elle se traduira par un élan collectif à la mesure des enjeux actuels. Il y a des moments où devoir c’est pouvoir. Dès aujourd’hui, affirmer chez soi, dans son quartier dans son entreprise, que, oui, on doit être capables de secourir et d’accueillir toutes les victimes des guerres et des catastrophes, à qui l’on peut tendre une main et des millions de mains, c’est contribuer à changer d’état d’esprit, celui qui raisonne non pas à partir de chiffres « prévus pour » mais en fonction de ce qui doit être fait pour le bien commun. Dès maintenant, dire bienvenue à tous les habitants de la planète qui sont en souffrance, c’est défier tous les boutiquiers de la politique, c’est poser que nous pouvons en finir avec la misère dans le monde parce que nous le devons à nous mêmes autant qu’aux autres.

    Alex

    [1] Parmi les derniers faits divers : une élue corse abattue, condamnée comme maquerelle et très liée au milieu. Sans compter le « parrain », dans tous les sens du terme, d’une personnalité politique de premier plan, en prison pour proxénétisme et banditisme

    [2] Évidemment, il y a les chiffres qui les arrangent et ceux dont il ne faut pas parler. Quand une haute responsable de France-Télécom se refuse à « tenir la comptabilité macabre des suicides dans son entreprise », elle sait ce qu’elle fait.

    [3] Interview de Jean-Claude Milner, propos recueillis par Josyane Savigneau, « Le Monde » du 05 février 2011.

    [4] Cet individu, issu de l’extrême- gauche (Parti socialiste unifié) avait fait carrière après avoir sabordé le PSU pour faire allégeance aux caciques du PS.

    [5] Jacqueline de Romilly « La grandeur de l’Homme au siècle de Périclès », Editions de Fallois, 2010.

    [6] Inutile de dire combien beaucoup de ceux qui veulent protéger leur égoïsme derrière toutes sortes de barrières (physiques, ethniques, linguistiques, religieuses...) feront progressivement les frais de cette politique : pour ceux qui choisissent la technique de « la peau de chagrin », il arrive toujours un moment ou il ne leur reste même plus assez de « peau » pour s’essuyer leurs larmes.

    Extrait d’@anarchosyndicalisme ! n°123