Abat-faim
GUY DEBORD
Encyclopédie des Nuisances (tome I, fascicule 5) Paris, novembre 1985
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Lʼextrème dégradation de la nourriture est une
évidence qui, à lʼinstar de quelques autres, est en
général supportée avec résignation : comme une
fatalité, rançon de ce progrès que lʼon nʼarrête pas,
ainsi que le savent ceux quʼil écrase chaque jour.
Tout le monde se tait là-dessus. En haut parce que
lʼon ne veut pas en parler, en bas parce que lʼon ne
peut pas. Dans lʼimmense majorité de la population,
qui supporte cette dégradation, même si lʼon a de
forts soupçons, on ne peut voir en face une réalité
si déplaisante. Il nʼest en effet jamais agréable
dʼadmettre que lʼon sʼest laissé berner, et ceux qui
ont lâché le « bifteck » — et la revendication du «
bifteck » — pour lʼombre « estructurée » de la chose
sont aussi peu disposés à admettre ce quʼils ont perdu
au change que ceux qui ont cru accéder au confort en
acceptant des ersatz semblables dans leur habitat. Ce
sont habituellement les mêmes, qui ne peuvent rien
refuser de peur de démentir tout ce quʼils ont laissé
faire de leur vie.
Cependant le phénomène, mondial, qui affecte dʼabord
tous les pays économiquement avancés et qui réagit
aussitôt sur les pays soumis à lʼarriération du même
processus, peut facilement être daté avec précision.
Quoiquʼil ait été annoncé par des modifications
graduelles, le seuil franchi dans la perte de qualité
se manifeste en deux ou trois années comme brusque
renversement de toutes les « habitudes alimentaires
» anciennes. Ce bond antiqualitatif sʼest produit en
France, par exemple, autour de 1970 ; et environ
dix ans plus tôt dans lʼEurope du Nord, dix ans plus
tard dans lʼEurope du Sud. Le critère qui permet
dʼévaluer très simplement lʼétat dʼavancement du
processus est bien sûr le goût : celui des aliments
modernes est précisément élaboré par une industrie,
dite ici « agro-alimentaire », dont il résume, en tant
que résultat désastreux, tous les caractères, puisque
lʼapparence colorée nʼy garantit pas la saveur, ni
la fadeur lʼinnocuité. Cʼest tout dʼabord la chimie
qui sʼest massivement imposée dans lʼagriculture
et lʼélevage, afin dʼaugmenter le rendement au
détriment de toute autre considération. Ensuite
lʼemploi de nouvelles techniques de conservation
et de stockage. Et chaque « progrès » accompli, en
renversant ce que les experts de lʼabat-faim appellent
nos « barrières mentales », cʼest-à-dire lʼexpérience
ancienne dʼune qualité et dʼun goût, permet dʼavancer
encore plus loin dans lʼindustrialisation. Ainsi la
congélation, et le passage rapide à la décongélation,
ont dʼabord servi à commercialiser des « cuisses
de volailles », par exemple, composées de matière
broyée et reconstituées par « formage ». À ce stade,
la matière en question a encore un rapport avec son
nom, « volaille », qui nʼest distendu que relativement
à ce que pourrait être une volaille qui aurait échappé
à lʼélevage industriel.
Mais la logique quʼil y a à nous rappeler tout ce
que nous avons déjà avalé nʼa pas besoin dʼêtre
aussi franchement énoncée pour être contraignante
: il suffit de nous faire oublier tout ce que nous ne
pouvons plus goûter.