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  • Sayed Kashua : « Israéliens, tuez-nous, ou faites de nous vos égaux »
    Par Sayed Kashua, Ecrivain arabe et citoyen israélien — 21 octobre 2015 à 18:16

    http://md1.libe.com/photo/819500-000_nic397666.jpg?modified_at=1445503030&width=960

    La semaine dernière, dans un rassemblement palestinien, un des leaders crie : « La victoire ou la mort ! » La mort, l’écrivain peut plus ou moins comprendre ce que c’est ; la victoire, même pas en rêve. Quant aux contours de sa patrie, c’est à peine s’il peut les dessiner.

    ...

    Au petit matin, je sors fumer une cigarette et je me souviens de mon père. Mon père fumait, il fumait beaucoup. Et quand j’ai entendu un de mes professeurs parler des dangers de la cigarette pour la santé, je me suis mis à flipper pour lui et je l’ai supplié d’arrêter. Ce à quoi il a répondu : « Je suis un Arabe palestinien, j’habite ici depuis toujours et je vois ce qui se passe. Tu penses vraiment que ce sont les cigarettes qui vont me tuer ? »

    Enfant, il m’arrivait parfois de rejoindre mon père aux manifestations, dans mon village de Tira ou même à Tel Aviv. Les choses étaient sérieuses à l’époque. On manifestait contre une situation déjà intenable et qui n’a jamais cessé de se détériorer. Il y avait une voiture, des mégaphones et des slogans qui n’ont pas changé. Seuls les Premiers ministres ont changé. Au début, on criait « ya Peres ya Rabin ! » et puis « ya Shamir ! Ya Sharon ! » ou encore « hada watna wa’ahna hon » (c’est notre patrie et nous sommes là). Une fois, on a crié : « Révolution ! Révolution jusqu’à la victoire ! »

    Des années plus tard, lors de la dernière manifestation à laquelle j’ai participé, l’homme au mégaphone a crié : « Révolution, révolution jusqu’à la mort ! »

    La victoire, on y croyait de moins en moins - quant au but de la révolution, comme dans un lapsus freudien, il glissait inéluctablement vers la mort. « La victoire ou la mort », criait donc un des leaders de la manifestation de la semaine dernière. La mort, je comprends plus ou moins ce que c’est ; la victoire, même pas en rêve, quant à ma patrie, je n’en connais plus les contours.

    C’est une agonie. Une mort lente. Ce matin, loin de Jérusalem, cigarette au bec, je me souviens d’une phrase lue quelques années plus tôt, dont je ne sais si elle est d’Aharon Megged ou de Benjamin Tammuz. J’ai aussi oublié le contexte. C’était une métaphore autour de la séparation d’avec un ami ou un proche. Je me souviens juste de la description de l’abattage d’un poulet. L’auteur demandait que l’acte soit fait avec une lame aiguisée et non avec un couteau émoussé « de peur que la moitié de son âme ne se coince dans la gorge ».

    L’âme en travers de la gorge, le corps morcelé d’une guerre à l’autre, de manifestation en manifestation, de génération en génération, tandis que les auteurs officiels maintiennent que leurs ancêtres sont venus défendre le pays contre les Arabes, que l’Intelligentsia se demande encore si les Palestiniens reconnaissent le droit à l’existence d’un Etat juif Et les chroniqueurs judiciaires en sont encore à se demander si les Palestiniens voient une différence entre 1948 et 1967.

    Le corps convulse. Ceux qui se tiennent au-dessus de lui et assistent à son agonie se demandent ce qui est moins dangereux pour les Juifs : la partition, l’expulsion, l’annexion ou un Etat binational. En attendant que prenne fin le débat démocratique, l’essentiel est de protéger la vie des Juifs, d’armer les civils et de jeter les Arabes en prison.

    Malheur à celui qui perçoit la vague d’attaques au couteau à Jérusalem comme un accomplissement. Malheur à ceux qui, au nom du combat, montrent de la joie face aux meurtres d’un côté, au suicide des enfants de l’autre. Malheur à la génération qui a mené ses enfants vers de tels actes. Une génération qui n’aura rien laissé d’autre à ses fils et à ses filles que la dépression et l’instinct de la revanche. Dans une interview, un parent de Bethléem a dit : « Si on fait une Intifada, nos enfants seront massacrés. Si on ne fait rien, Israël nous fera bouffer du sable. »

    La suite est ici :
    http://www.liberation.fr/planete/2015/10/21/sayed-kashua-israeliens-tuez-nous-ou-faites-de-nous-vos-egaux_1407876

    Traduit de l’anglais par Florence Illouz. (article publié dans le journal israélien « Haaretz » le 15 octobre).

    #Israël #Palestine #refus-du-droit-international