• Une ex-espionne américaine : « De nombreux pays se méfient désormais de la CIA »

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    L’ex-espionne américaine Sabrina de Sousa, aujourd’hui réfugiée au Portugal, dénonce les mensonges de son pays et de l’Italie dans l’affaire de l’enlèvement par la CIA, à Milan, en 2003, d’un imam égyptien. Définitivement condamnée par contumace à sept ans de prison en mars 2014, avec vingt-cinq autres agents de la CIA par la justice milanaise, elle proteste de son innocence et livre, pour la première fois, un témoignage de l’intérieur sur le programme secret des «  transferts extrajudiciaires  ».

    Les attentats du 11 septembre  2001 ont marqué une rupture profonde en matière de lutte contre le terrorisme aux Etats-Unis et ouvert une guerre sans frontières. Comment avez-vous vécu ce basculement alors que vous étiez en poste en Italie pour la CIA  ?

    Avant, la palette des sujets était large. Après le 11-Septembre, puis la guerre en Irak, en 2003, tout a été focalisé sur le terrorisme. Le mot d’ordre de Langley [siège de la CIA] et de la Maison Blanche, c’était «  sortez et allez chercher [ceux qui ont fait ça]  ». Certains programmes secrets de la CIA sont nés à cette époque. D’autres, comme celui des «  transferts extrajudiciaires  » [l’enlèvement et le transfert par la CIA de ressortissants étrangers vers des centres de détentions secrets dans des pays tiers] existaient avant le 11-Septembre. Mais après, ils ont pris une ampleur sans précédent.

    (...)

    En septembre 2003, Pironi a été invité à Langley pour y être récompensé pour service rendu. On lui a versé de l’argent. En 2005, quand la justice italienne commençait à devenir menaçante, la CIA lui a proposé d’être exfiltré vers les Etats-Unis avec sa femme et... son chien. Mais Pironi n’était pas le seul Italien sur le dispositif. Je peux vous dire qu’il était accompagné par un autre carabinier italien en qui la CIA avait assez confiance pour être intégré dans l’opération.

    Si la justice italienne a pu trouver autant de traces du séjour, en Italie, des contractuels de la CIA envoyés des Etats-Unis, dès 2002, pour étudier la faisabilité de l’enlèvement et kidnapper Abou Omar, c’est qu’ils pensaient, avec raison, qu’ils n’avaient rien à cacher au Sismi qui les couvrait.

    L’Italie est le seul pays à avoir organisé un procès pour juger ce type d’enlèvement sur son territoire. N’est-ce pas un gage de bonne foi ?

    C’est un argument de façade avancé par Rome pour se dédouaner. L’Italie pense avoir assumé ses responsabilités en faisant condamner des lampistes américains pour protéger ses agents, comme Pironi et son collègue ou les directeurs du Sismi de l’époque, sans qui l’enlèvement n’aurait jamais pu être réalisé. Le déni italien est pourtant manifeste. Il s’abrite derrière le secret d’Etat, comme cela a encore été plaidé, en juin, par les avocats du gouvernement italien devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Pollari, l’ex-Sismi, affirme que cet interdit l’empêche de démontrer son innocence. Mais la véritable raison de ce mutisme, c’est d’éviter toute poursuite, à Rome et Washington, aux chefs qui ont rendu possible cet enlèvement. Seule l’indépendance du parquet de Milan a permis de lever une partie du voile, face à la volonté des gouvernements d’étouffer l’affaire.

    Vous stigmatisez l’Italie, mais ce sont tout de même les Etats-Unis qui ont créé le programme des « transferts extrajudiciaires » ?

    Sans la volonté de Castelli, le chef de poste de la CIA en Italie, d’utiliser cet enlèvement comme tremplin pour sa carrière, Abou Omar serait sans doute encore à Milan. Ce programme était très en vue à Langley. Castelli a même évoqué un projet d’attentat contre un bus. L’Egypte a émis un mandat d’arrêt sur la base de ces accusations, mais la Digos n’a jamais trouvé d’éléments confirmant ce projet.

    Le processus de validation de ce type d’opération à la CIA est très strict, et ce d’autant plus que l’Italie est un proche allié au sein de l’Union européenne et de l’OTAN. Au-dessus de Castelli, quatre hommes ont permis l’enlèvement d’Abou Omar : Tyler Drumheller, chef de la division Europe au sein de la direction des opérations de la CIA basé au siège à Langley, José Rodriguez, chef du contre- terrorisme à la CIA, John Rizzo, le juriste en chef de la CIA, et James Pavitt, le directeur adjoint des opérations. Lorsqu’elles étaient en fonctions, ces personnes ont autorisé l’ensemble du programme secret des transferts, de détentions et d’interrogatoires. Elles avaient le pouvoir de stopper l’opération et ont fait valider ce dossier par l’échelon supérieur. Le feu vert final a été donné par le directeur de la CIA, George Tenet, son adjoint John McLaughlin, le conseiller national à la sécurité, Condoleezza Rice, et son adjoint, Stephen Hadley, le secrétaire d’Etat, Colin Powell, et le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld. Hadley, Rice, Powell et Rumsfeld savaient qu’on pratiquait la torture dans les pays hôtes.

    Les promoteurs de ce programme disent qu’il a sauvé des vies. Son efficacité ne vous convainc pas ?

    Quelle efficacité ? Abou Omar a été relâché après avoir été torturé. De plus, en s’affranchissant des règles de droit et des souverainetés nationales, la CIA a donné un argument en or à tous ceux qui combattent les Etats-Unis dans le monde. Washington a usé de la torture par procuration à travers l’Egypte. L’effet est le même que celui produit par les frappes de drones causant des victimes civiles. Des familles, des villages ou des communautés entières ont adhéré, d’un coup, à une cause qui leur était lointaine.

    La coopération antiterroriste américano-italienne a pâti de cette affaire. La CIA considère que les autorités italiennes n’ont pas su protéger des agents américains de la justice. De son côté, le pouvoir politique italien a voulu démontrer son indépendance. La relation s’est dégradée. Avant le 11-Septembre, le monde entier voulait travailler avec nous. Désormais, de nombreux pays se méfient de la CIA. Maintenant, si des gouvernements tentent d’ouvrir des procédures contre des agents américains, Washington menace de couper tout échange d’informations.