Par conséquent, dans l’#école démocratique, il est légitime d’instaurer une instruction civique, dont l’objectif est de nous apprendre le fonctionnement des institutions politiques et les règles du vivre ensemble. Mais il n’est pas légitime d’imposer une instruction morale, dont l’ambition serait de nous engager dans l’une ou l’autre de ces façons de vivre. […]
D’un côté, [la circulaire du 17 novembre 1883] mettait « en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ». D’un autre côté, elle plaçait au premier rang un enseignement moral et civique qui pouvait apparaître comme un dogme, puisqu’il affirmait un certain nombre de vérités morales premières « que nul ne peut ignorer ».
[…] En fait, la suppression de la #morale à l’école dans les années 1970, ou, plus exactement, son remplacement par un apprentissage citoyen, n’était pas un effet de la « corruption des esprits par la pensée 68 », comme l’affirment aujourd’hui les plus réactionnaires, mais une tentative un peu plus élaborée de surmonter une difficulté contenue dans la circulaire de Jules Ferry. Séparer ce qui relève des règles de coexistence dans une société démocratique et les conceptions morales particulières, se contenter d’enseigner les premières à l’école publique, et renvoyer les secondes à la sphère privée, permettait de résoudre un conflit latent depuis la loi de 1883.
[…] Pour le comprendre, il faut commencer par lire de plus près la circulaire [du 25 août 2011] du ministère. Ce qui frappe, dans les thèmes d’étude proposés, c’est leur caractère hétéroclite et, finalement, orienté par une certaine conception de la morale qu’on n’est pas obligé de partager. D’autre part, les recommandations pédagogiques sont tellement rétrogrades qu’on pourrait presque croire à un canular. […]
Cet ensemble est un bric-à-brac conceptuel. […] En réalité, la circulaire range dans la classe des « notions morales » des valeurs qu’il serait plus juste d’appeler « prudentielles » (hygiène et maîtrise de soi), et d’autres qui relèvent plus de l’instruction civique que de l’éducation morale (respect du bien public, égalité des sexes, politesse, justice
et tolérance).
[…] Comme l’ont fait observer plusieurs spécialistes, l’#éducation morale et civique, si elle doit se faire, donnera de meilleurs résultats en étant une préoccupation constante, et en étant pratiquée tout au long de la journée « dans la cour d’école, en classes, en prenant des exemples du quotidien » plutôt qu’en « mémorisant des maximes d’une autre époque ».
[…] Philosophiquement, cette guerre aux pauvres s’exprime aussi dans les tentatives d’expliquer la situation des plus défavorisés par des déficits culturels ou moraux, plutôt que par les effets d’un système social injuste à la base, et d’une redistribution des bénéfices de la coopération sociale et économique qui ne permet pas de compenser les handicaps initiaux.
[…] Si les pauvres veulent que leur destin individuel et collectif change, ils devront, disaient les interprètes de Lewis, commencer par « changer de culture », et inculquer à leurs enfants, dès le plus jeune âge, les notions de travail, d’épargne, de discipline, de contrôle de soi, de capacité à reporter au futur la satisfaction de certains désirs.
[…] Il y a, bien sûr, un aspect démagogique dans la diffusion de l’idée que le problème de l’école est culturel et non économique, et dans le projet, associé, de faire revenir à l’école la morale plutôt que des enseignants et de l’argent public.
[…] Mais le retour de la morale à l’école exprime aussi une certaine philosophie, qu’on comprend mieux si on prend à la lettre les propos des penseurs conservateurs qui le défendent. Ils disent très crûment que mettre l’accent sur la nécessité de la morale à l’école permet de « diminuer l’importance du facteur social » dans l’explication de la délinquance ou de l’échec scolaire. C’est en ce sens qu’on peut dire du retour de la morale à l’école qu’il est un nouvel épisode dans la guerre intellectuelle contre les pauvres, visant, comme les précédents, à les rendre responsables des injustices qu’ils subissent.