un autre mode de contestation politique

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  • Les citoyens ont de bonnes raisons de ne pas voter - 23/03/2015
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/03/23/les-citoyens-ont-de-bonnes-raisons-de-ne-pas-voter_4599484_3232.html

    La moitié des électeurs se sont abstenus lors du premier tour des #élections départementales le 22 mars. Ce résultat donne encore une fois l’occasion à la classe #politique de rappeler aux Français que voter est un devoir. La fondation Jean-Jaurès, un think tank proche du PS, ainsi que des responsables écologistes ont proposé récemment de rendre le vote obligatoire pour résoudre le problème de l’ #abstention. Le manquement à cette obligation serait alors sanctionné d’une amende pouvant aller jusqu’à 1000 euros ou de travaux d’intérêt général. La réponse proposée à la crise de légitimité qui frappe le politique est donc la punition et l’infantilisation du #citoyen. Une majorité de Français verserait dans l’indifférence et il faudrait, de force puisqu’elle ne le fait pas de gré, la conduire vers les bureaux de #vote.

    Nous pensons qu’une telle proposition est le résultat d’une réflexion insuffisante sur les causes de l’abstention et signe une incapacité de la part de la classe politique à se remettre en question, tant elle est repliée sur elle-même.

    Ces propositions présupposent que l’abstention est une anomalie de la vie sociale, une pathologie individualiste et le signe d’une désintégration sociale. Et si c’était tout l’inverse ? Et si ceux qui s’abstiennent massivement - les classes populaires et la frange inférieure des classes moyennes - adoptaient en fait une attitude cohérente avec leurs intérêts ?

    Le sociologue Raymond Boudon expliquait que l’on devait s’efforcer, pour comprendre les actions humaines, de rejeter les explications irrationalistes. Son postulat sociologique était que les individus agissent parce qu’ils ont de bonnes raisons de le faire. Quelles sont donc les bonnes raisons qui poussent les classes moyennes et populaires à s’abstenir de voter ?

    Tout d’abord, force est de constater que les offres politiques dominantes sont en grande partie contraires à leurs intérêts à court et moyen terme. Les deux formations de gouvernement ont mené sur le plan national la même politique inspirée du pari de la croissance par la compétitivité. Si tant est qu’une politique de l’offre permette de relancer l’économie à long terme - ce dont de nombreux spécialistes doutent fortement -, à court terme elle provoque une paupérisation de la moitié la moins aisée de la population. Entre 2008 et 2012, alors que les 10 % les plus riches ont vu leurs revenus annuels augmenter de 450 euros de plus par an (après impôts et prestations sociales), les 40 % du bas de l’échelle ont connu une baisse de 400 à 500 euros.

    L’alternative proposée, le Front National, est peu crédible sur le plan économique : un protectionnisme brouillon, des propositions sociales contradictoires, une violence dans le verbe et des élus aux compétences discutables. À l’autre extrémité, la gauche radicale est divisée et son positionnement vis-à-vis du PS est encore peu clair. Elle souffre qui plus est d’une invisibilité médiatique importante comparée à l’omniprésence du FN, devenu une référence incontournable du débat public, notamment grâce à son rôle d’épouvantail électoral agité par les socialistes comme par la droite.

    La défiance à l’égard du politique trouve aussi sa source dans les promesses non tenues, en particulier le contournement des résultats du référendum de 2005 et l’abandon pur et simple par François Hollande de son programme électoral.

    Ensuite, de nombreuses affaires ont alimenté l’idée selon laquelle les élus seraient au-dessus des lois. Le souvenir de Jérôme Cahuzac est par exemple encore vif. Mais au-delà des pratiques strictement illégales, la proximité entre les élites économique et politique nourrit la défiance. Le cas du parcours du ministre de l’économie Emmanuel Macron, ancien banquier d’affaire désormais en charge d’une administration majeure dans le pays, corrobore ainsi l’idée d’une perméabilité importante entre le privé et le public.

    La grande homogénéité sociale des élus républicains suscite également la suspicion. En 2014, 32,3 % des conseillers généraux étaient cadres supérieurs, alors qu’ils ne représentent que 8,7 % de la population active. 1 % seulement était ouvriers alors même qu’il s’agit du groupe majoritaire. Plus démocratisées que l’Assemblée Nationale (où 81,5 % des députés sont cadres), les instances départementales représentent cependant faiblement les classes populaires, et cela ne cesse de s’aggraver depuis plusieurs décennies. Il est donc sociologiquement compréhensible que des ouvriers ou des employés peinent à se reconnaître dans des assemblées composées majoritairement d’individus aux revenus, aux patrimoines et donc aux intérêts différents des leurs.

    Le principe #républicain présuppose qu’un représentant de la nation subordonne ses intérêts particuliers à l’intérêt général, mais l’actualité politique dément en permanence cet idéal : que cela soit au niveau local ou national, la proximité des élus avec les catégories supérieures de la population est patente. Si l’on ajoute à cela le fait que les lieux de pouvoirs comme les départements sont régis par des mécanismes politiciens complexes et opaques, dont la traduction médiatique laisse franchement à désirer, on ne peut s’étonner du désengagement électoral de nombreux Français. On ne sait par exemple toujours pas quelles seront les prérogatives des élus départementaux.

    Pour le sociologue comme pour le citoyen, il est donc facile d’identifier de bonnes raisons de s’abstenir. Il est nettement moins aisé de comprendre l’aveuglement dont font preuve les politiques à l’égard de leur propre crédibilité. Le vote obligatoire serait une mesure de fin de régime, un artifice de caste défaillante. Le taux d’abstention du 22 mars est selon nous, plutôt qu’un indicateur du désengagement ou du désintérêt des Français pour la chose publique, l’expression de leur profonde lucidité.

    Thomas Amadieu et Nicolas Framont sont sociologues

  • L’abstention en Algérie : un autre mode de contestation politique
    http://anneemaghreb.revues.org/588

    Le droit de vote est l’une des prérogatives principales du citoyen dans un régime démocratique. Dans la mesure où le vote est défini comme la participation citoyenne à une élection libre et pluraliste, l’abstention représente-t-elle l’attitude inverse, autrement dit celle qui consiste pour le citoyen à ne pas exercer son droit de vote1 ? L’abstentionniste serait ainsi le citoyen inscrit sur les listes électorales qui ne prend pas part au scrutin. En Algérie, le calcul de l’abstention est d’ailleurs effectué selon ce critère. À l’inverse, l’abstention, dans un sens large, prend en compte l’ensemble des individus en âge de voter et qui ne le font pas. Tel est le cas aux États-Unis où chaque citoyen en âge de voter mais n’exerçant pas ce droit est comptabilisé comme abstentionniste.

    6Pour mieux cerner les contours du phénomène abstentionniste en Algérie, il convient de rappeler que la signification de l’abstention peut être appréhendée à travers deux perspectives radicalement différentes : l’une apolitique et l’autre politique.

    7Dans l’approche apolitique, l’abstention est considérée comme un comportement reflétant une indifférence ou une absence d’intérêt à l’égard de la chose politique. L’oubli, l’apathie, un engagement ou un déplacement, le sentiment d’être incompétent, la non inscription sur les listes électorales et les aléas météorologiques sont autant de raisons apolitiques expliquant l’abstention. Pour expliquer la forte abstention lors des élections législatives et locales de 2007, les autorités algériennes ont avancé les conditions météorologiques. En raison des températures estivales de mai 2007, les électeurs seraient partis en quête de fraîcheur loin des bureaux de vote. En novembre, ce seraient les pluies diluviennes qui auraient dissuadé les Algériens d’aller voter…

    8Ce type d’explication est régulièrement avancé car l’abstention de type apolitique n’est pas toujours perçue comme un problème. Elle peut, en effet, être considérée comme un phénomène naturel, puisque les Hommes ne sont ni égaux, ni semblables devant la chose politique et n’ont pas tous le même intérêt à son égard. L’abstention serait alors une forme de sélection naturelle : les citoyens impliqués dans la gestion des affaires de la cité, vouant un intérêt réel à la désignation des administrateurs joueraient les premiers rôles, tandis que les autres peu motivés et victimes de leur désintérêt se retrouveraient effectivement marginalisés.
    ...

    10Si l’abstention peut effectivement refléter une absence ou un manque d’intérêt pour la chose électorale, elle ne peut, en aucun cas, se résumer à cette seule explication. Car s’abstenir de voter consiste aussi à prendre position vis-à-vis des candidats, de l’élite dirigeante, de l’opposition et des valeurs que tous ces acteurs véhiculent.

    11Dans une perspective politique, l’abstention obéit à une toute autre logique. Ce n’est pas l’indifférence qui dicte l’abstention mais la perception que le citoyen a du vote. Aussi choisit-il, en toute connaissance de cause, de ne pas voter. Dans le contexte algérien, les citoyens s’abstiendraient car leur vote ne serait pas reconnu en raison de la falsification probable de résultats, qui sont en fait déterminés et connus à l’avance et de la mise en doute de l’intégrité morale des élus qui ne respectent pas leurs engagements.

    12L’abstention apparaît comme un acte éminemment politique, puisqu’il revient à contester le fonctionnement du champ politique. Ce qui ressemble à de la passivité est en fait le signe et l’expression d’une rupture entre l’électeur, d’une part, le candidat à l’élection et le régime politique, d’autre part. L’abstention n’est pas un acte passif, mais une action militante.

    13Que l’on considère l’abstention comme un acte politique ou comme relevant de la non politisation ou de la dépolitisation, l’amplification de ce phénomène pose un problème grave. Cette gravité tient au fait qu’une minorité décide finalement pour la majorité. Or, une crise de représentativité aboutit presque fatalement à une crise de légitimité des élus et à une crise politique. Paradoxalement, l’abstention pose un véritable problème pour les gouvernants algériens qui, contrairement aux dirigeants d’autres régimes autoritaires, ont renoncé au score de 99,9 %. Ce renoncement peut être dû à la volonté au sein même des cercles décisionnels – les « réformateurs » – de poursuivre la dynamique amorcée en 1989. Il peut aussi être lié à une sorte de déterminisme historique et politique rendant tout simplement invendable des chiffres de participation de type 99,9 %. Cette seconde hypothèse est étayée par la présence d’une presse privée et de partis politiques qui ne manqueraient pas de dénoncer et de discréditer le caractère grossier de la supercherie.

    http://search.openedition.org/?q=abstention+politique