Un Etat sans garde-fous, comme le rêve le FN

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  • Un Etat sans garde-fous, comme le rêve le FN

    http://www.lemonde.fr/politique/article/2015/12/14/un-etat-sans-garde-fous-comme-le-reve-le-fn_4831275_823448.html

    La grande progression électorale du Front national et son émergence en tant que force d’alternance jette une lumière particulière sur l’utilisation que pourrait faire l’extrême droite d’un Etat qui s’arroge, au nom de la lutte antiterroriste, des pouvoirs discrétionnaires de plus en plus importants. Au printemps, Hervé Morin, ex-ministre de la défense et député (Nouveau Centre) de l’Eure, avait exprimé cette inquiétude. Devant une Assemblée indifférente et convaincue que la future loi sur le renseignement, alors débattue, permettrait de prévenir la menace terroriste, il évoquait ses craintes. « Ce que je ne veux pas, disait-il, c’est qu’en France, un jour, en 2017 ou en 2022, un régime arbitraire utilise ces outils de surveillance sans aucun contrôle. Le pouvoir est toujours associé à un phénomène de cour servile, et je douterai toujours de la capacité d’un directeur d’administration centrale à résister à la pression d’un chef de l’Etat. »

    Rien ne permet, à ce jour, de présumer ce que Marine Le Pen pourrait faire des pouvoirs exorbitants dont ne cesse de se doter la puissance administrative. Mais le risque est réel. Par un mécanisme insidieux mais tout à fait visible, les pouvoirs publics, faute de pouvoir détecter la menace terroriste avant qu’elle ne frappe, répondent à l’émotion de l’opinion en bouleversant, sous nos yeux, les équilibres fondamentaux qui garantissent nos libertés.

    Face à la puissance croissante de l’Etat, l’autorité judiciaire ne cesse de reculer, alors qu’elle est garante d’un droit fondamental d’une démocratie,

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    L’idée centrale des projets du gouvernement est de fournir à l’Etat les moyens et la charge de traquer la menace, se réservant même la tâche de définir le champ infractionnel. Le juge judiciaire ou les organes de contrôle en matière d’interceptions administratives sont perçus comme des dangers en ce qui concerne le secret et la protection des témoins pour les premiers et de frein à l’efficacité pour les seconds. Pour les citoyens, le changement de régime est majeur, car la décision de l’Etat de restreindre les libertés se fonde essentiellement sur la base de renseignements classifiés. Ce qui signifie que ni les personnes visées, ni leurs avocats, ne peuvent en avoir connaissance. Les juges administratifs, habilités au secret, n’ont à leur disposition qu’un résumé fourni par les services eux-mêmes.

    « On se fait hara-kiri »

    Malgré deux lois antiterroristes déjà votées depuis 2012, le gouvernement en prépare une nouvelle. Les policiers vont bénéficier d’une très large panoplie de moyens de surveillance, d’accès aux fichiers et aux interceptions de communications. Mais plus de moyens ne signifie pas plus de contrôle, au contraire. Le parquet de Paris, qui centralise les poursuites antiterroristes, voit ses prérogatives reculer, et cela passe mal. Son suivi des actes policiers dans les enquêtes préliminaires ne se fera plus qu’a posteriori, comme c’est déjà le cas dans les enquêtes de flagrance. « On se fait hara-kiri alors que nous disposons déjà de tous les outils nécessaires, déplore un magistrat, la loi de 1986 a créé la justice antiterroriste, celle de 1995 le délit d’association de malfaiteur en relation avec une entreprise terroriste, et celle de 2001 permet de travailler sur le financement du terrorisme, le reste est accessoire. »

    Pour justifier ses choix, le gouvernement, comme pour la déchéance de nationalité, s’abrite derrière le Conseil d’Etat. Mais s’agit-il d’une question juridique ou philosophique ? Si des Français peuvent être menacés par le terrorisme, la nation, elle, n’est pas en danger. Pérenniser, comme entend le faire le président de la République, dans la Constitution, une forme d’état d’urgence, et donc la très large prééminence de l’Etat sur tous les autres pouvoirs qui structurent notre démocratie, peut mettre la nation en danger, car elle ouvre la voie aux abus de droit.

    La vigilance du Parlement, qui a soutenu très largement tous les renforcements des pouvoirs de l’Etat, à son détriment, a vite montré ses limites lors de l’assignation à résidence de militants écologistes dans le cadre de l’état d’urgence. Quant à l’existence de mécanismes de sortie progressive de ce dispositif exceptionnel, il y a fort à parier, comme l’a prouvé l’usage du plan Vigipirate, qu’à la différence de la Grande-Bretagne, la France se maintiendra, sans discontinuer, à un très haut niveau d’alerte.

    En 2014, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen, a, dans un rapport, décrit ce type de dérive. Selon elle, il s’agit surtout d’un « mélange d’activités de répression et de renseignement avec des garanties juridiques floues et affaiblies allant bien souvent à l’encontre des freins et contrepoids démocratiques [qui] se substitue à la loi ». Les Etats arguent, quant à eux, qu’ils défendent la sécurité de leurs citoyens.

    Face à cette évolution, Marc Trévidic, ex-juge antiterroriste, rappelle que « les Constitutions dans les démocraties visent à protéger les citoyens contre les abus de l’Etat ». Début 2016, l’ensemble des textes en préparation seront très probablement adoptés et la Constitution effectivement amendée, actant ainsi l’installation dans la durée d’une société française ultra-préventive où l’Etat disposera d’un pouvoir inédit dont le ou la prochain(e) président(e) pourra user ou abuser à sa guise en toute légalité.