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  • Fractures françaises

    "Dans cette conjoncture mondiale, la France tient une place particulière. Le poids de la colonisation dans son histoire et l’apport de l’immigration issue des colonies et anciennes colonies dans la constitution de sa classe ouvrière la mettent en première ligne de ces enjeux contemporains. Le mouvement ouvrier avait réussi à porter ce paradoxe comme une force, cette diversité comme une dimension supplémentaire de l’universalité républicaine.

    Mais la fin du fordisme dans les années 70-80 suivie de l’effondrement du communisme à la fin du 20° siècle ont annoncé la dislocation de ces classes populaires ouvrières, politisées et bigarrées. Simultanément, au début des années 1980 la banlieue rouge fait place à la banlieue et ses « quartiers difficiles », une partie des ouvriers sont nommés immigrés, l’immigration est nommée comme un problème et le Front national sort de la confidentialité électorale.

    Avec la réponse socialiste des années 1980, la « Politique de la ville », une partie du peuple perd son statut de « profonde base de la démocratie » que lui attribuait Jules Michelet en 1846 et se voit imposer un statut dérogatoire à la République, une discrimination dite « positive » qui a marqué une génération sinon deux. Ceux qui ont grandi dans les quartiers labellisés DSQ puis DSU (développement social urbain) mettront le feu en octobre 1990 à Vaulx-en-Velin, puis en 1991 à Sartrouville (mars) et Mantes-la-Jolie (mai). Dans les trois cas, la mort d’un jeune déclenche l’émeute, comme en 2005 quand leurs enfants ou leurs petits frères mettent cette fois-ci le feu aux voitures dans la France entière.

    Les émeutes d’octobre novembre 2005 ont été un signal puissant que bien peu ont voulu entendre. La tonalité générale des débats qui ont accompagné le dixième anniversaire en 2015 montre à quel point on peut s’obstiner à qualifier de problème social et urbain ce qui fut une rupture majeure du récit républicain. Face aux flammes de la colère, le consensus « républicain » a en effet fonctionné comme une injonction au silence. On a mis cette génération au ban du peuple officiel. Qui se demande aujourd’hui ce que sont devenus les jeunes incendiaires de 2005 ? Combien ont poursuivi leur scolarité ? Combien sont au chômage ? Combien ont été quotidiennement victimes de contrôles au faciès ? Combien ont été incarcérés, à tort ou à raison ? Quels sentiments peuvent-ils avoir aujourd’hui à l’égard d’une République qui, après avoir méprisé leurs parents, a méprisé jusqu’à leur colère ? Qu’est devenue leur rage ? Ce peuple-là est devenu invisible, hors des radars de la gauche politique et son « malheur » n’est plus qu’un « reste muet de la politique » comme disait Michel Foucault.

    La vague de laïcité punitive des années qui ont suivi a parachevé la mise au ban social et politique de cette génération en la confessionalisant, alors même que la référence à l’Islam prenait la place de la politique perdue chez une partie des déshérités. Trente-quatre ans se sont écoulés depuis les rodéos des Minguettes qui ont déclenché la politique de la ville, trente-deux depuis l’émergence électorale du Front national. Une génération a passé. Les classes populaires françaises se trouvent prises en otage entre deux discours identitaires : celui de l’extrême droite islamophobe et xénophobe et celui du Djihad. Ces deux discours ont un point commun : ils mettent en doute l’appartenance des classes populaires musulmanes à la Nation française."

    Alain Bertho

    https://blogs.mediapart.fr/alain-bertho/blog/291215/guerre-urgence-et-decheance-l-etat-desintegrateur