Les Nourritures (2015) , Corine Pelluchon, Sciences humaines

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  • « Nous devons passer d’une démocratie concurrentielle à une démocratie délibérative » (Corine Pelluchon)

    Belle découverte pour moi ce matin que les propos de cette auteure !
    http://www.latribune.fr/opinions/tribunes/nous-devons-passer-d-une-democratie-concurrentielle-a-une-democratie-delib

    La crise écologique, qui ne se réduit pas à une dégradation de l’environnement ou à une raréfaction des ressources remettant en cause nos styles de vie, mais interroge aussi notre rapport à la nature et à nous-mêmes, est un des problèmes majeurs. Nous habitons la Terre en nous comportant comme des prédateurs et en oubliant que nous la partageons avec les autres espèces. Pensez aux souffrances inouïes que l’on fait endurer quotidiennement à des milliards d’animaux pour pouvoir consommer leur chair ou acheter leur fourrure. L’homme a tendance à considérer que ses projets et ses possessions constituent le sens de sa vie et que la seule limite à sa liberté est l’autre homme actuel. Or, si nous prenons au sérieux la matérialité de notre existence et notre corporéité, nous voyons que notre vie est intimement mêlée à celle des autres êtres, passés, présents et futurs, humains et non‐humains. Bien plus, la crise écologique devrait nous amener à ne plus fonder l’humanisme sur l’individu pensé de manière atomiste, coupé des autres et défini par la seule liberté. Cette conception relationnelle du sujet à laquelle conduit une réflexion qui articule l’écologie à l’existence devrait donc nous permettre de rénover l’humanisme, en contestant l’anthropocentrisme despotique qui l’a longtemps caractérisé, en insistant au moins autant sur la réceptivité et sur la vulnérabilité que sur le projet et la maîtrise de soi et en nous rendant moins enclins à la domination. Il s’agit aussi de revoir la place de l’économie, qui est aujourd’hui un économisme, où la recherche du profit détermine tout.

    J’élabore une philosophie du sujet relationnel et forge les outils éthiques et politiques qui s’ensuivent de cette réflexion sur le sujet pensé dans sa corporéité. Actuellement, je m’interroge sur les capacités et dispositions morales qui pourraient nous permettre d’avoir plus de respect envers la nature et les autres vivants, d’être plus sobres, de savoir apprécier la beauté des paysages, etc. Il s’agit d’une éthique des vertus qui inclut une réflexion sur les émotions et les affects et souligne le lien entre l’éthique et l’esthétique. Pour changer ses styles de vie, les principes et les règles ne suffisent pas. Il ne faut pas se focaliser seulement sur les normes, mais il importe de se tourner vers les agents moraux, vers ce qui pousse les individus à agir. L’éthique implique une transformation de soi et, pour sentir que le respect de soi est inséparable du respect des autres vivants et de la nature, des dispositions morales qui expliquent aussi qu’on change ses habitudes de consommation en y trouvant une forme d’accomplissement de soi.

    #prédation #domination

    Nous traversons une crise du politique, le citoyen ne se sent plus représenté. A quoi est-ce dû ?
    A l’économisme, à la règle du profit qui fait plier le politique et a envahi toutes les sphères de la vie. Les hommes ont perdu le sens du monde commun et de ce qui les relie aux autres. Ils ne se vivent plus que comme des forces de production et des forces de consommation. C’est ce que Hannah Arendt appelait la désolation, qui rend les individus des démocraties de masse vulnérables aux solutions totalitaires.

    Il s’agit aujourd’hui de reconstruire de la démocratie en revoyant la philosophie du sujet qui sert encore de base au contractualisme actuel et qui ne permet pas de lutter contre l’économisme. Il s’agit aussi de rénover ses institutions afin d’intégrer le long terme et de traiter des enjeux globaux associés à l’environnement. Ils sont parfois invisibles, comme les perturbations endocriniennes et la pollution. On a également besoin de médiations scientifiques pour éclairer les décisions, mais aussi d’organes de veille et de vigilance ‐ pouvant prendre la forme d’une troisième chambre disposant d’un droit de veto ‐ afin que les propositions de loi ne contredisent pas la protection de la biosphère et l’amélioration de la condition animale qui sont des devoirs de l’Etat. Ces mesures nous éviteraient d’avoir des politiques atomistes et souvent incohérentes. Les questions de justice intergénérationnelle, l’écologie et la question animale doivent être traitées de manière transversale. Les politiques en matière d’économie, de transport, d’agriculture, d’éducation affectent l’écologie, la justice intergénérationnelle et les animaux. Inversement, on ne peut protéger l’environnement, prendre en compte les générations futures et améliorer la condition animale si l’on en fait des domaines à part et que l’on se satisfait de meures qui seront contredites par ailleurs. Enfin, il s’agit de penser les conditions de la délibération sur des sujets complexes qui supposent que la justice ne se réduit pas à l’accord extérieur des libertés mais implique une certaine conception du bien commun. C’est le cas de la plupart des questions dites de bioéthique qui soulèvent des enjeux moraux qui vont au-delà des problèmes de mœurs et c’est le cas dès qu’on aborde des techniques ou des pratiques qui ont un impact non seulement sur la société, mais aussi sur les écosystèmes, les autres espèces et les générations futures. Le défi est de penser ou plutôt d’instituer le bien commun, qui n’existe pas dans le ciel des idées et qui est a posteriori, sans fonder la décision collective ou les lois sur la vision moralisatrice d’un groupe et donc en respectant le pluralisme qui va de pair, dans une démocratie, avec la reconnaissance de l’égalité morale des individus, le refus des gourous éthiques ou du paternalisme, si vous préférez.

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    Il est également important de passer d’une démocratie concurrentielle, où l’on use d’une rhétorique plébiscitaire, reposant sur le marchandage, les promesses et les récompenses, et sur la peur, à une démocratie délibérative, où l’on pèse le pour et le contre avant de prendre des décisions politiques, où l’on explicite les arguments des différents camps et où chacun se demande ce qui a un sens pour la collectivité, et pas seulement pour lui. L’argumentation est au cœur de la démocratie délibérative. Elle désigne une communication non coercitive et s’adresse à l’intelligence d’autrui. C’est aussi ce que désirent la plupart des individus : que l’on sollicite leur bon sens.

    #bon-sens
    #implication
    #empowerment
    #confiance