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    Alors que les procès de migrants s’enchaînent dans le sud du pays depuis septembre, les manquements du système judiciaire sont criants.

    Huit heures du matin au tribunal de Szeged, principale ville du sud de la Hongrie, près de la frontière avec la Serbie. C’est l’heure où, quasi quotidiennement, commencent les procès de migrants accusés d’avoir illégalement franchi la frontière magyare. Ce matin-là, cinq Erythréens comparaissent au pénal. Appréhendés par la police un dimanche matin à l’aube, ils sont jugés deux jours plus tard. « Ne pourrait-on pas enlever leurs menottes aux prévenus ? » demande la juge. Les six policiers antiémeute bardés d’un gilet pare-balles s’exécutent.

    Bien qu’une clôture ait été achevée à la mi-septembre sur 175 kilomètres de frontière avec la Serbie, et à la mi-octobre côté croate, des trafiquants continuent à acheminer des fugitifs via la Hongrie, qui demeure le chemin le plus court entre la Serbie et l’Allemagne. La clôture voulue par le Premier ministre, Viktor Orbán, pour « défendre l’Europe et la Hongrie chrétienne » est facile à couper. Aussi le gouvernement hongrois a-t-il ajouté à son dispositif une barrière juridique. En vertu d’une modification du code pénal entrée en vigueur le 15 septembre, toute personne franchissant la frontière « verte » (avec la Croatie) est passible de poursuites et encourt jusqu’à trois ans de prison. Depuis la mi-septembre, les procès de migrants s’enchaînent : 1 059 procédures ouvertes, près de 750 personnes jugées en trois mois. Au début, le tribunal, vaste édifice néoclassique, était tellement encombré qu’il a fallu réquisitionner des chambres de l’hôtel voisin et tenir des audiences dans d’autres villes. En cette fin d’année, le rythme est moins effréné : entre quinze et vingt procès par semaine.

    « Passeur pakistanais ». Les cinq accusés érythréens sont auditionnés tour à tour dans leur langue maternelle, le tigrigna, et traduits par un interprète recruté par la cour. Quatre d’entre eux étaient soldats. Le cinquième homme, Keshi M. H., est un jeune prêtre orthodoxe de 29 ans. « A la frontière macédonienne, on nous a refoulés, ils ne laissent passer que les Syriens et les Irakiens, raconte ce père d’une fille de 6 ans. Alors nous avons rencontré un passeur pakistanais. Un guide nous a amenés jusqu’aux barbelés, qu’il a coupés. Il nous a dit : "Vous êtes arrivés en Hongrie, marchez un peu, une auto viendra vous chercher." » Mais la voiture n’est jamais venue. Les cinq hommes ont fait du stop, puis ont été interceptés lors d’un contrôle de police sur la route.

    Le prêtre a fui l’Erythrée il y a six ans, après avoir été enrôlé de force dans l’armée. « Je voulais porter la croix, pas un fusil. Alors ils m’ont mis en prison mais je me suis échappé lors d’une mutinerie, beaucoup de prisonniers ont été tués », raconte-t-il. Puis la fuite au Soudan, en Egypte et en Israël, où il a fait la plonge pendant trois ans avant d’être expulsé. Veut-il demander l’asile en Hongrie ? La question rend Keshi M. H. perplexe : « Je ne sais pas, je ne connais pas la Hongrie et je voulais aller en Norvège, où j’ai de la famille. »

    L’avocate commise d’office intervient : « Si vous aviez plus d’informations sur la Hongrie, et si vous vous sentiez en sécurité, vous resteriez ici ? » « Oui », répond le prêtre. « La seule raison pour laquelle vous demandez l’asile maintenant, c’est parce que la police vous a arrêté ! Si vous n’aviez pas été attrapé, vous auriez continué vers la Norvège », contre-attaque la procureure. L’avocate plaide énergiquement la cause de ses clients qui risqueraient leur vie s’ils retournaient en Erythrée. Impossible, selon elle, de les refouler en Serbie. « Ce pays n’offre pas les garanties nécessaires à une demande d’asile : administration surchargée, pas de vraie possibilité de faire appel, centres d’accueil insuffisants », ajoute-t-elle. Peine perdue. Peu avant midi, le tribunal rend sa décision : les cinq hommes sont condamnés à être expulsés en Serbie et interdits d’entrée sur le territoire hongrois pendant un an. L’avocate décide de faire appel.

    Monnaie. Presque tous les migrants sont condamnés, non à la prison mais à être renvoyés en Serbie. Sur les 729 personnes jugées à Szeged entre le 15 septembre et le 13 décembre, seules trois ont été relâchées. « Ce qu’on entend lors de ces procès, ce sont des récits de gens qui ont échappé à la violence et à la mort. Or, selon l’article 31 de la convention de Genève, on ne doit pas criminaliser des réfugiés, même s’ils sont entrés illégalement sur le territoire », indique Aniko Bakonyi, du comité Helsinki hongrois. Voici le hic : Belgrade refuse de reprendre la majorité de ces expulsés. Fâchée par la clôture magyare qui a causé une pagaille sans nom, la Serbie rendrait ainsi aux Hongrois la monnaie de leur pièce. Résultat : les condamnés restent en détention, dans des centres fermés comparables à des prisons, dans l’attente d’une hypothétique expulsion. La détention peut durer jusqu’à douze mois mais est limitée à trente jours pour les familles, qui sont transférées dans des camps de réfugiés. Libres de sortir, elles finissent par s’évanouir dans la nature et tentent de gagner l’Autriche.

    Le tribunal s’appuie sur une directive communautaire qui autorise chaque Etat membre à dresser sa propre liste de pays « sûrs » qui appliquent parfaitement le droit d’asile. Le 1er août, la Hongrie a ajouté la Serbie sur sa liste. Les juges hongrois appliquent aveuglément la loi et prononcent le refoulement vers la Serbie, sans tenir compte des mises en garde du Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR), ni du fait que leur jugement ne peut être appliqué. « Les décisions des juges semblent déconnectées de la réalité », estime Timea Kovacs, avocate spécialiste des droits humains. « Les migrants ne comprennent pas pourquoi ils se retrouvent devant le tribunal. On leur demande s’ils veulent l’asile ; ils ont peur de répondre car ils n’en connaissent pas les conséquences. C’est une question à laquelle on ne peut pas répondre rapidement par oui ou par non. Une procédure de demande d’asile demande du temps », observe Babar Baloch, porte-parole du HCR à Budapest.

    Grain de sable. Le lendemain, Ahmed F., un Kurde de 26 ans, habitant de Slemani (Syrie), comparaît devant la cour. Deux mois plus tôt, il a été condamné mais, ne pouvant être expulsé, il est resté en prison. Selon la loi, le tribunal doit renouveler l’ordre de détention tous les soixante jours. Une représentante de l’Office de l’immigration demande de prolonger la détention du prévenu. « La Serbie ne veut pas le reprendre, mais nous souhaitons l’expulser au Kurdistan », dit la fonctionnaire.

    Un grain de sable bloque tout : l’administration a oublié de convoquer un interprète kurde. Après des coups de fil passés tous azimuts, impossible de trouver un traducteur. La juge ne renouvelle pas la détention. Ahmed a été sauvé par un bug de la bureaucratie. Depuis la mi-septembre, quelque 300 personnes auraient ainsi été libérées car les autorités n’ont pu justifier leur maintien en détention. Près de 400 personnes seraient cependant toujours derrière les barreaux. Souriant, Ahmed comprend qu’il sera transféré dans un centre « ouvert » d’où il sera libre de sortir. « Mais pourquoi donc ai-je passé deux mois en prison ? » Cela, il ne le saisit toujours pas.

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