« William Morris et la critique du travail », par Anselm Jappe

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  • « William Morris et la critique du travail », par Anselm Jappe
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    Préface d’Anselme Jappe à l’ouvrage de William Morris, La civilisation et le travail, Le passager clandestin, 2013.

    Il est toujours un peu banal de présenter un auteur du passé en soulignant son « actualité ». William Morris est resté longtemps assez inactuel, rangé dans la catégorie des « utopistes » qui sont apparus aux marges du grand mouvement ouvrier d’inspiration marxiste. Bien sûr, on n’a jamais oublié le rôle de Morris dans l’histoire des arts appliqués, l’impulsion donnée au mouvement Arts and Crafts et sa défense d’un artisanat de qualité. Mais les écrits dans lesquels il exprimait sa vision de la société n’ont été redécouverts en France que dans les dernières décennies, notamment dans le cadre de l’écologisme et de la décroissance, de la critique antiindustrielle et de l’écosocialisme.

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    • Morris fait la chose la plus simple et la plus rare au cours la modernité : il pense le travail à partir du résultat et non à partir de sa quantité. Il ne faut pas travailler pour travailler, pour créer de la valeur et de l’argent, ni pour obtenir la plus grande masse de « valeurs d’usage » possible, mais pour produire de beaux objets en transformant autant que possible la peine en plaisir et en limitant la peine inévitable au minimum indispensable – quitte à recourir aux machines, si nécessaire. C’est « la civilisation qui décrète “Évitez les peines”, ce qui implique que les autres vivent à votre place. Je dis, et les socialistes ont le devoir de le dire : “Prenez la peine et transformez-la en plaisir” » (8). Comme chez Charles Fourier, c’est la différence même entre travail et plaisir qu’il faut abolir : « L’essence du plaisir se trouve dans le travail s’il est mené comme il convient » (9). Le dépassement de cette opposition représente pour Morris le véritable but de la « conquête » de la nature : « La nature ne sera pas totalement conquise tant que le travail ne participera pas du plaisir de la vie » (10). Il ne suffit pas que le travailleur reçoive le plein produit de son travail et que le repos soit abondant, il faut aussi que le travail soit agréable. Le repos, aux yeux de Morris, ne sert pas seulement à récupérer ses forces pour revenir ensuite au travail. Au contraire, il représente la véritable finalité du travail. Morris affirme avec force que dans un régime capitaliste, le scandale ne consiste pas seulement dans l’exploitation du travail, mais dans sa nature même. Une grande partie du travail y est inutile et l’on produit surtout des objets nuisibles ou dont personne n’a besoin. Presque tout ce que font les classes moyennes (les « professions libérales ») est inutile aux yeux de Morris, de même qu’une partie du travail des classes laborieuses – soldats, vendeurs, tous ceux qui sont obligés à fabriquer des produits de luxe ou de makeshift (« expédient » voire « ersatz » (11). L’avènement du socialisme n’impliquera donc pas de travailler davantage, comme l’imaginaient Lénine, Ebert, Gramsci et tant d’autres chefs de file du « mouvement ouvrier ». Selon Morris, au contraire, « nous n’aurons plus à produire des choses dont nous ne voulons pas, à travailler pour rien » (12).