Tous mobiles ou tous flexibles ? Les dessous de la « mobilité généralisée »…

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  • Tous mobiles ou tous flexibles ? Les dessous de la « mobilité généralisée »…
    La Brique - 19 février 2016 - Extrait de l’article
    Source : http://labrique.net/index.php/thematiques/droit-a-la-ville/737-tous-mobiles-ou-tous-flexibles-les-dessous-de-la-mobilite-generalisee

    La « mobilité », on en entend toujours parler, mais on ne sait pas toujours bien ce que c’est. Parce qu’elle est floue, elle ne s’affiche jamais pour ce qu’elle est vraiment : un projet idéologique, qui nous frappe différemment selon qu’on est femme, homme, ouvrier ou cadre. Thomas Pfirsch, un chercheur qui s’intéresse de près à ces questions, revient sur ces différents aspects.
    La « mobilité » est omniprésente : elle se présente sous différentes formes, et sous différents mots d’ordre. Est-ce que tu pourrais nous faire le point sur ce qu’elle désigne vraiment ?

    Les chercheurs parlent plutôt de « mobilités » au pluriel pour désigner, dans un sens très large, toutes les formes de déplacement dans un espace physique ou abstrait (urbain, social, professionnel…). Le terme sert donc à désigner à la fois les déplacements quotidiens, les voyages touristiques, les changements de domicile (la mobilité « résidentielle »), les migrations internationales, la mobilité socio-professionnelle, qui pour être comprises ne doivent pas être étudiées indépendamment les unes des autres.

    Depuis une trentaine d’années, savants et experts médiatiques nous dépeignent en effet l’avènement d’une société « liquide » ou « hypermobile », où les mobilités seraient en constante augmentation et se généraliseraient à tous les groupes sociaux. L’augmentation des mobilités est rendue techniquement possible par la révolution des moyens de communication, de la diffusion de l’automobile au téléphone « mobile ». Mais elle est surtout valorisée socialement et posée en modèle par un nouveau capitalisme flexible qui se fonde sur l’extrême mobilité des capitaux et de la force de travail1.

    Qu’en est-il réellement ? Sommes-nous « tous mobiles » ?

    Ce n’est pas si sûr, et en tout cas pas tous de la même manière… Les études sur la France2 montrent plutôt une stagnation de la mobilité quotidienne locale depuis 40 ans : le nombre de déplacements moyens par personne et par jour restent stable, autour de 3,5. La mobilité résidentielle n’est pas plus élevée : avec trois changements de domicile en moyenne au cours de la vie adulte, les Français sont parmi les moins mobiles en Europe, et cette mobilité se fait à petite distance, les migrations entre régions restant très limitées dans l’hexagone. Le portrait est encore plus accentué pour la région Nord-Pas-de-Calais : elle est l’une des moins mobiles de France, et une de celles qui échangent le moins de populations avec les régions voisines3…
    Les hérauts du marketing territorial aiment à dépeindre Lille comme un grand carrefour européen à une heure de Paris, Londres ou Bruxelles.

    Pourtant, la région Nord-Pas-de-Calais échange très peu de population résidente avec l’Île-de-France par exemple, alors qu’elle est très proche et bien reliée à la capitale. Les déménagements de cadres entre Lille et Paris sont beaucoup moins importants qu’entre Paris et Lyon, ou Paris et Nantes, alors que la distance entre ces villes est plus grande. Cela s’explique par les profondes différences de la structure des emplois et des systèmes de formation entre les deux régions : emplois tertiaires qualifiés et domination de filières longues et générales à Paris, alors que les formations courtes et techniques dominent dans le Nord. Nous voilà loin de l’hyper-mobilité promue par les chantres d’une société fluide où les individus s’affranchiraient de leurs ancrages locaux.

    Pourtant, on sent bien que quelque chose « s’intensifie » dans nos vécus...

    Oui, mais plutôt qu’un monde hypermobile, on est plutôt face à une société qui valorise la mobilité et où, avec la fin de l’exode rural et la grande « mise en mouvement » de la population qui accompagnait l’urbanisation, l’essor de la mobilité concerne moins les changements résidentiels que des déplacements quotidiens plus longs et plus complexes, portés par l’extension/dispersion des villes dans les campagnes éloignées et l’essor des lotissements pavillonnaires périurbains.

    Plus que la mobilité en elle-même, la grande nouveauté c’est la vitesse, qui permet une contraction considérable de l’espace-temps et un élargissement du rayon de la mobilité quotidienne. Si le nombre de déplacements quotidiens demeure stable, les distances parcourues ne cessent d’augmenter à l’échelle locale, ainsi que le temps qui leur est consacré (50 minutes par jour pour les trajets domicile-travail).

    Un autre changement est que ces mobilités quotidiennes sont de plus en plus multidirectionnelles : il y a une déconnexion spatiale entre lieux de résidence, lieux de travail, et lieux de loisirs, au sein d’agglomérations de plus en plus étalées et polycentriques. Cette mobilité fragmentée fait aussi écho aux segmentations croissantes d’une société marquée par les délocalisations d’activité et la restructuration de la carte des services publics. Elle a pour corollaire la puissance de l’automobile, qui reste de loin le mode de transport le plus utilisé en France (55 % des déplacements dans les grandes villes et 76 % dans les campagnes), officiellement décrié par des politiques publiques en faveur des transports en commun, mais en réalité toujours encouragé par une politique du logement néolibérale fondée sur l’accès à la propriété en lotissement périurbain.

    Tu disais que tout le monde n’était pas affecté de la même manière...

    Les mobilités contemporaines sont un puissant révélateur des inégalités qui s’entrecroisent dans la société, qu’elles soient de classe, de genre, ou d’âge. Ainsi, à classe sociale égale, en région Nord-Pas-de-Calais les femmes ont une mobilité aussi intense que celle des hommes, mais spatialement plus circonscrite, situation qui reflète leur assignation encore forte au rôle de gestionnaire du quotidien familial (navettes à l’école, courses etc…), qui les « territorialise » dans l’espace local autour du logement. Les mobilités différentes des hommes et des femmes montrent bien à quel point la question de la mobilité est au cœur de rapport de pouvoirs et ambivalente, à la fois instrument de domination et d’émancipation.

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    Qu’en est-il justement des inégalités de classe face à la mobilité ?
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    Et pour ce qui est des classes populaires ?
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    On décrit parfois les ouvriers comme les « perdants » de cette course à la mobilité...
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    Si on te suit, la mobilité, c’est plutôt un mot d’ordre, une idéologie...
    Oui, le grand changement c’est que la mobilité devient une idéologie qui valorise la capacité au mouvement sous toutes ses formes, alors que les sociétés agraires traditionnelles valorisaient plutôt la sédentarité. Mais si l’hypermobilité devient une norme sociale, construite par des élites ayant intérêt à faire circuler une main d’œuvre flexible, elle est aussi une ressource, un « capital » entre les mains des catégories dominées, qui peuvent se la réapproprier dans le cadre de stratégies de résistance et de distinction sociale. Elle est donc au cœur de luttes sociales et d’enjeux de pouvoir. Quel beau paradoxe que cette société néo-libérale qui loue la circulation globale des hauts cadres et enjoint les ouvriers chômeurs à la mobilité, mais cherche à tout prix à assigner à résidence les migrants et les Roms, dans une peur panique du nomadisme incontrôlé !

    1. Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
    2. Voir les enquêtes régulières de l’Insee sur la mobilité quotidienne (« enquête nationale transports et déplacements », dont la dernière publiée est de 2008), et sur la mobilité résidentielle (« enquête logement »).
    3. INSEE, « Les mobilités résidentielles en Nord-Pas-De-Calais », les dossiers de Profils n°99, nov 2010.
    4. INSEE Nord-Pas-de-Calais - Dossiers de Profils n° 102 - Juin 2011
    5. Voir C.Vignal, Ancrages et mobilités de salariés de l’industrie à l’épreuve de la délocalisation de l’emploi, thèse de doctorat en sociologie, université Paris 12, 2003.

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