/migrant_smuggling__europol_report_2016.

  • La lettre de Léosthène, le 2 mars 2016, n° 1093/2016
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    #Passeurs vers l’UE : un business branché et lucratif

    « Le prix d’un forfait comprenant un voyage de la Turquie vers la Libye par air puis une suite par mer de Libye en Italie coûte 3700 dollars. Pour une traversée par bateau, le prix est de 1000 dollars par adulte. Trois enfants coûtent 500 dollars ». Tel est le genre d’annonce que les réseaux criminels spécialisés dans le transport de migrants publient sur les réseaux sociaux, selon le dernier rapport qu’Europol, l’office européen de police, a présenté à La Haye le 22 février dernier, lors d’un forum conjoint avec l’organisation internationale de police criminelle, Interpol (1).

    Au cours de ce forum (22 et 23 février à La Haye), a été lancé, conformément aux conclusions, en octobre 2015, d’un premier forum tenu à Lyon, décision confirmée en novembre par les ministres européens de la Justice et des Affaires intérieures (2), un Centre européen pour la lutte contre le trafic des migrants (#EMSC). Le centre s’appuiera en particulier sur le travail d’Europol, qui a identifié au cours de ces dernières années plus de 40 000 #trafiquants. Travail qui sera mené en étroite collaboration avec les autres organismes compétents de l’UE, #Frontex (l’agence européenne pour la gestion des frontières extérieures de l’UE) et #Eurojust (l’unité de coopération judiciaire de l’UE). On espère ce nouveau centre opérationnel parce que les trafiquant sont, eux, organisés : « A l’intérieur de l’UE, les réseaux de trafiquants utilisent aussi les réseaux sociaux pour recruter leurs chauffeurs. Ces plateformes sont également utilisées par les passeurs et les migrants irréguliers pour partager leurs informations sur les routes de migration, les changements en matière de droit et de procédures d’asile, ou les conditions défavorables dans les pays de destination » (1). Ce type d’informations permet aux passeurs de s’adapter et d’adapter leurs prix en fonction de la sûreté des routes proposées.

    Bien entendu, un florilège d’activités complémentaires et lucratives complète ce #business rentable : certains de ces trafiquants sont « aussi impliqués dans d’autres activités criminelles telles que le trafic de drogue (22% en 2015), la production de faux papiers (18% contre 3% en 2014), le vol (20%) et le trafic d’êtres humains (20%) ». Sachant que les chauffeurs en particulier se livraient de préférence, avant de donner dans le transport de migrants, au vol et au trafic de drogue à l’intérieur de l’UE. Est-on surpris par l’augmentation des activités dans le domaine des faux papiers ? Les documents contrefaits, nous dit le rapport, qui peuvent provenir d’Athènes, d’Istanbul, de Syrie ou même de Thaïlande sont en forte augmentation. Un exemple ? « Une enquête a mené à la découverte d’une imprimerie de pointe en Albanie, dotée d’un équipement valant des millions de dollars. Le principal suspect, qui gérait l’imprimerie, recevait des commandes des réseaux de passeurs pour produire sur ordre de faux documents, envoyés par petits paquets et par courrier. Ces documents, de très haute qualité, étaient livrés à des migrants irréguliers en Grèce pour faciliter leur voyage ultérieur dans l’Union européenne. Le suspect coopérait étroitement avec des réseaux criminels en Bulgarie et en Turquie. Une perquisition dans l’imprimerie a permis la saisie de milliers de visas vierges, de permis de résidence, de cartes d’identité, de passeports et de permis de conduire de différents pays de l’UE ».

    On méditera sur l’efficacité du contrôle aux frontières à l’intérieur de l’UE, quand il existe…

    On voit aussi, au travers des chiffres proposés par l’agence des Nations Unies pour les réfugiés, repris par le rapport d’Europol, une modification chez les migrants entrants : 56% étaient en 2015 des hommes, 17% des femmes et 27% des enfants. Début 2016, 45% sont des hommes, 21% des femmes et 34% des enfants – dont une partie considérable arrive non accompagnée d’un adulte (85 482 en 2015, dont 50% d’Afghans et 13% de Syriens). Sachant que « dans plusieurs pays de l’UE, ces mineurs non accompagnés disparaissent des centres d’asile ou de réception ». Question : que deviennent-ils ? Parce que les trafiquants ne perdent pas le sens des affaires : les migrants les plus vulnérables sont, une fois dans l’UE, contraints au travail forcé ou à la prostitution. Ici encore, un exemple : « Une enquête dans un réseau criminel pakistanais impliqué dans le trafic de migrants vers l’UE a révélé que les activités du groupe étaient liées au travail forcé. A leur arrivée dans l’UE des migrants irréguliers aidés par le réseau étaient obligés de travailler dans des restaurants appartenant à des membres de l’organisation en Espagne ». A ce compte, on comprend peut-être pourquoi, selon le ministère de l’Intérieur allemand, 130 000 des migrants (13%) entrés en Allemagne en 2015 ont tout simplement disparu – information parue dans le Süddeutsche Zeitung et rapportés par RT (3). Ont-ils continué leur route ailleurs dans l’UE ? Préféré vivre dans l’illégalité en Allemagne hors de portée des passeurs ? Ou de la police allemande ? Ou des deux ?

    L’intense activité des réseaux de passeurs (plus d’un million de migrants sont arrivés en Europe en 2015) s’accompagne de nombreuses complicités. Le rapport nous en donne une vue synthétique (page 9 du pdf), classée selon sept grandes catégories : de celui qui coordonne l’ensemble du ou des réseaux à celui qui recrute localement le migrant, de celui qui arrange une partie du voyage à celui qui fournit les documents, des facilitateurs de bas niveau (chauffeurs, équipages des embarcations, guides, traducteurs temporaires) aux complices légaux (hôtels, loueurs de voitures, agences de voyage), des trésoriers (qui recueillent et transfèrent l’argent des migrants) aux officiels corrompus des pays d’accueil (qui fournissent des services contre rémunération). Que dit exactement le rapport ? « La corruption est un facteur clef pour faciliter le trafic de migrants. Dans des cas typiques de corruption, des représentants de l’ordre reçoivent des pots-de-vin pour permettre aux véhicules de traverser les frontières à des postes non gardés. D’autres impliquent des éléments des forces navales ou militaires qui reçoivent un paiement pour chaque migrant ou chaque bateau qu’ils laissent passer ». Et encore ? « Le personnel des consulats et ambassades est également ciblé par les passeurs, pour aider à remplir les formulaires d’immigration et fournir des visas et des passeports ».

    Mais parlons finances : le chiffre d’affaires estimé par Europol pour 2015 se situe entre trois et six milliards de dollars – sur lesquels, avoue l’agence, on ne dispose pas de renseignements suffisants (flux et blanchiment). Cependant, le rapport donne quelques pistes sur les moyens de paiement : 52% en argent liquide, 16% payés par une famille d’accueil déjà installée dans l’UE, 0,2% remboursés par du travail forcé (ce qui nous paraît très faible si on incluait la prostitution), 20% par système bancaire alternatif, 10% inconnus… Que se partagent des réseaux implantés, nous dit le rapport à travers une infographie (page 9 du pdf), en Albanie/Kosovo/Serbie, Bulgarie et Roumanie, Hongrie/République Tchèque/Pologne, puis
    Allemagne/Autriche/Danemark/Belgique/Pays-Bas, mais aussi en Turquie, en Erythrée/Ethiopie/Somalie/, en Egypte/Syrie/Liban, enfin en Libye/Tunisie/Maroc. Ces réseaux ainsi assemblés prennent-ils en compte les officiels corrompus des pays d’accueil ? Le rapport n’en dit rien. Mais précise que 30% des réseaux sont composés de ressortissants de l’Union européenne, 44% de non ressortissants, 26% étant mixtes, UE et non UE. Et que tous ces réseaux, très souples, sont en mesure de s’adapter très vite aux changements des conditions d’accueil des pays traversés. Enfin que les perspectives sont excellentes pour eux, leurs activités étant attendues à la hausse.

    Rob Wainwright, le directeur d’Europol, a en effet reconnu que ces réseaux criminels étaient responsables de 90% des migrants arrivés en Europe.

    De souplesse cependant, les réseaux de passeurs vont avoir besoin : le quart d’heure « Willkommenskultur » (culture de l’accueil) d’une Angela Merkel bousculée en réalité terminé, la route des Balkans s’est fermée, durablement : « Slovénie, Serbie, Autriche, Macédoine, Serbie et Croatie ont annoncé en fin de semaine leur intention de limiter à 580 par jour le nombre de migrants autorisés à passer par leur territoire » nous dit Le Monde daté du 28 février (4). « La Macédoine procèderait aussi, selon plusieurs témoins, à des contrôles de nationalité, n’acceptant que les ressortissants syriens et irakiens et refoulant les Afghans. Ces pays, qui se trouvent sur la route des Balkans empruntée par des dizaines de milliers de migrants pour se rendre en Europe occidentale, ont emboîté le pas à l’Autriche, qui a choisi il y a plus d’une semaine de limiter l’entrée à 80 demandeurs d’asile par jour et à 3200 personnes en déplacement. Depuis octobre, quand la Hongrie a fermé sa frontière avec la Croatie, 475 000 migrants sont arrivés en Slovénie, avant de poursuivre leur route vers l’Autriche, l’Allemagne et les pays du nord de l’Europe ». On connaît la conséquence, avec les incidents violents qui sont survenus près d’Idomeni, à la frontière, fermée, entre la Grèce et la Macédoine (5).

    Ne doutons pas que les réseaux sociaux auront déjà informé les passeurs des dernières nouvelles et que des offres de service appropriées vont apparaître, si ce n’est fait : la Bavière s’est préparée à fermer ses frontières en quelques heures (Die Welt). En Autriche, c’est le col du Brenner qui va fermer (une manière de renvoyer les migrants vers Nice ?). Il faudra donc faire preuve de souplesse et on prépare déjà, chez les passeurs, le passage en Italie depuis la côte albanaise pour évacuer les migrants bloqués en Grèce. En Italie on se prépare à l’assaut… Et chez les passeurs à augmenter les tarifs. Pour l’UE, le scénario du pire. Mais il y a bien une opération de l’OTAN contre les passeurs en Méditerranée ? Non, pas une opération, un simple déploiement : « Les navires de l’OTAN auront un ‘travail de contrôle et de surveillance, ainsi que de fournir des informations aux autorités locales’ » selon le Secrétaire général Jens Stoltenberg. « ’Nous voulons aider les garde-côtes turcs et grecs à faire leur travail. Nous n’allons pas faire leur travail’. Dans la pratique, les navires auront effectivement pour tâche de surveiller la zone, de repérer des navires suspects (migrants ou trafiquants) et de les signaler aux autorités des pays riverains concernés (Grèce ou Turquie selon la trajectoire du bateau). Mais c’est tout » (6). Autrement dit, l’OTAN respectera le droit international : la police en mer relève de la souveraineté des Etats. Pas de quoi inquiéter les réseaux de passeurs…

    Robert Crepinko, qui prendra la tête du nouveau centre européen pour la lutte contre le trafic des migrants a du pain sur la planche, avec ses équipes, ses 45 experts, l’appui d’Interpol et la coordination avec les autres agences européennes. Si 90% des flux jusqu’ici enregistrés ont été conduits par des réseaux de trafiquants, la priorité est certainement de s’attaquer à les démanteler. A comprendre et gêner, aussi, leurs flux financiers – un chapitre sur lequel le rapport d’Europol est très discret. Saura-t-il être efficace ? En aura-t-il les moyens et le temps ?

    Parce que pour l’heure l’Union européenne, de crise en crise au bord du désastre, donne l’impression de vivre, comme résignée, ses derniers moments.

    Tic tac fait l’horloge.

    Hélène Nouaille

    Cartes :

    La route des Balkans en septembre 2015

    Idomeni à la frontière gréco-macédonienne, près de la route E75

    Les facilités de circulation UE/reste du monde en 2011 (Philippe Rekacewicz)
    http://visionscarto.net/mourir-aux-portes-de-l-europe#&gid=1&pid=7

    Notes :

    (1) Europol (European Police Office), février 2016, Migrant smuggling in the EU
    https://www.europol.europa.eu/sites/default/files/publications/migrant_smuggling__europol_report_2016.pdf

    (2) Conseil européen, le 9 novembre 2015, Conclusions du Conseil sur les mesures visant à gérer la crise des réfugiés et des migrants
    http://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2015/11/09-jha-council-conclusions-on-measures-to-handle-refugee-and-migrat

    (3) RT (en anglais), le 26 février 2016, 130 000 refugees vanished after being enregistred in Germany
    https://www.rt.com/news/333684-germany-refugees-disappear-report

    (4) Le Monde avec agences AFP, AP et Reuters, Près de 70 000 migrants pourraient bientôt être « pris au piège » en Grèce
    http://www.lemonde.fr/europe/article/2016/02/28/la-grece-s-inquiete-de-dizaines-de-milliers-de-migrants-bloques-sur-son-terr

    (5) Boursorama/Reuters, le 29 février 2016, Migrants : incidents à la frontière entre la Grèce et la Macédoine
    http://www.boursorama.com/actualites/migrants-incidents-a-la-frontiere-entre-la-grece-et-la-macedoine-862913a

    (6) Bruxelle2, le 24 février 2016, Nicolas Gros-Verheyde, Ne dites plus opération de l’OTAN en mer Egée, dites déploiement
    http://www.bruxelles2.eu/2016/02/24/ne-dites-plus-operation-de-lotan-en-mer-egee-dites-deploiement-plouf-plou

    Comme dit @reka : un peu affligeant... mais voilà, pour archivage... sur la thématique des passeurs !