• « S’enfermer dans l’idée d’un choc des cultures », c’est la vraie défaite du débat
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2016/03/01/le-choc-des-cultures-c-est-la-vraie-defaite-du-debat_4874504_3232.html?xtmc=

    Résumons les trois termes d’une polémique en cours : les islamistes défendent l’idée que leur culture (religion) est spécifique, et doit être défendue et même imposée au reste de la société. Kamel Daoud défend la même idée que cette culture (religion) est spécifique, mais qu’elle doit être réformée et même combattue.

    Nous (chercheurs en sciences sociales, ayant signé un texte critique d’une tribune de Daoud), saluons le courage de l’auteur dans son opposition à ses adversaires islamistes, mais défendons l’idée que le problème n’est pas dans la culture (religion) et doit être cherché ailleurs. C’est de notre part, et de ma part en tout cas, un positionnement intellectuel et scientifique, et c’est aussi un positionnement politique.

    Malheureusement, péage. Ce qu’on regrette moins pour l’insupportable Pascal Brukner dans le même numéro, sans doute pour "équilibrer le débat"...

    "Il ne s’agit pas ici, pour les pétitionnaires, d’exprimer leur désaccord ou de nuancer le point de vue de Daoud, lequel a décidé, à la suite de cette pétition, de se retirer du débat public. Il s’agit de lui fermer la bouche en l’accusant de racisme."

    • L’integralité de l’article a été publié sur facebook https://www.facebook.com/thierry.bresillon/posts/10153917026123187?pnref=story

      Le Monde du 2 mars 2016
      Résumons les trois termes d’une polémique en cours : les islamistes défendent l’idée que leur culture (religion) est spécifique et doit être défendue et même imposée au reste de la société. Kamel Daoud défend la même idée que cette culture (religion) est spécifique, mais qu’elle doit être réformée et même combattue. Nous (chercheurs en sciences sociales, ayant signé un texte critique d’une tribune de Daoud), saluons le courage de l’auteur dans son opposition à ses adversaires islamistes, mais défendons l’idée que le problème n’est pas dans la culture (religion) et doit être cherché ailleurs. C’est de notre part, et de ma part en tout cas, un positionnement intellectuel et scientifique et c’est aussi un positionnement politique.
      Les réactions hystériques et complètement disproportionnées suscitées par notre critique de Kamel Daoud ne peuvent s’expliquer que par le contexte politique post-attentats et le besoin frénétique de s’unir autour d’une figure de la résistance. Tel est assurément Kamel Daoud, mais avoir été en butte aux attaques d’islamistes ne lui confère en rien une immunité prophétique de la parole à propos de tout. Nous sommes tous comptables de nos écrits. Un personnage public doit s’attendre à répondre à des objections ou des critiques et il est surprenant qu’un homme qui a su tenir tête si longtemps aux islamistes, et dont j’ai personnellement admiré les chroniques algériennes, qu’un homme de sa stature morale, se retire sur l’Aventin après deux textes critiques. Quant à parler de fetwa à propos de ces deux textes, de censure ou d’hallali, c’est d’un ridicule qui ne mérite même pas commentaire. Le débat d’idées est légitime, et contrairement à ce que l’on pense souvent en France, il est aussi pratiqué en Algérie.
      Lorsque l’on s’adresse au monde entier, lorsque l’on publie dans la Repubblica, le Monde ou le New York Times, on peut et on doit s’attendre à être interpellé sur ses idées. Dans sa carrière littéraire, qui sera indiscutablement heureuse, Kamel Daoud devra aussi s’attendre à voir ses écrits disséqués par la critique (littéraire, celle-ci) et il doit se préparer à débattre sur ce plan également. Je déplore en tout cas sa décision quant à la fin de sa carrière journalistique car dans un moment où les positions politiques se clarifient et se décantent sous la pression des événements politiques, s’aiguisent dans l’adversité, il a toute sa place dans le débat en cours. La dite place n’est d’ailleurs pas singulière. Un certain nombre d’intellectuels musulmans appellent à une réforme de l’islam, occupent plus largement, face aux sociétés islamiques ou en leur sein, une position critique assez analogue à celle d’Alain Finkielkraut, par exemple, lorsqu’il déplore le déclin de la France et de ses valeurs et déploie une lecture foncièrement pessimiste du présent. Ce courant de pensée quasi houellebecquien interne à l’Islam a sa légitimité. Mieux encore, des musulmans, sur cette même base critique, se déclarent aujourd’hui athées, ou se vivent comme athées, ou encore se convertissent à d’autres religions. C’est de mon point de vue un droit absolu et ce phénomène, de toute façon, nous intéresse et retient notre intérêt en tant que chercheurs. Pour autant, je ne partage ni les idées de Houellebecq, ni celle de Finkielkraut ni celles de Kamel Daoud et c’est aussi mon droit absolu. Que ces idées favorisent l’islamophobie, c’est une évidence, un truisme, mais la problématique même de l’islamophobie ou philie ne m’intéresse pas. Tout cela renvoie à de l’affect, aux affects (et on ne l’observe que trop), or ce qui m’intéresse est la justice et l’égalité de traitement pour tous et toutes.
      Le problème du texte sur les fantasmes de Cologne est qu’il n’était pas un texte littéraire, ni un texte général d’idées, mais une tribune à partir de faits bien concrets ; des faits obscurs dans leur déroulement, leurs acteurs, et des faits de surcroît en cours d’instrumentalisation par l’extrême-droite et par la police, ainsi que par des partis politiques. En tant que journaliste, comme en tant que chercheur, l’éthique professionnelle dans ce contexte imposerait de commencer par se demander : qui dit quoi ? où ? à qui ? dans quelles circonstances ? En admettant que l’auteur se fiche que son propos soit instrumentalisable, car sa parole est libre, cette déontologie journalistique imposerait aussi de s’enquérir du témoignage des principaux concernés et des principales concernées. Or les « réfugiés » et les « immigrés » sont d’emblée et globalement assimilés à des violeurs en puissance du fait de leur culture-religion, les musulmans de Cologne sont assimilés aux islamistes d’Alger, et Daoud reprend une auto-citation, un extrait de son texte ayant été rédigé depuis plusieurs années. Amalgames (réfugiés, Arabes, musulmans), confusion et lecture fragile ou discutable…
      En effet, un nouveau développement risque de mettre à mal cette lecture culturaliste de la violence sexuelle. A Cologne, des femmes réfugiées portent plainte aujourd’hui contre les gardiens d’un camp de migrants qui se livrent sur elles à un harcèlement sexuel et les filment sous la douche ou en train d’allaiter. Où est la place de la culture dans ce nouvel épisode de violence faite aux femmes ? Va-t-on nous dire que leur culture musulmane les assigne à la passivité et donc rend possible un tel abus de pouvoir ? L’explication de la violence sexuelle par la culture n’est-elle valable qu’avec des hommes musulmans ? En tant que femme, je veux pouvoir dénoncer les violences faites aux femmes et l’instrumentalisation du corps des femmes à des fins politiques sans basculer dans le racisme ou le culturalisme de bon aloi qui en est le masque ou l’alibi.
      Outre les clichés orientalistes de l’hypersexualité des musulmans, Kamel Daoud, notamment avec son texte sur la misère sexuelle paru dans le New York Times, a curieusement ressuscité et marié ensemble deux images de l’immigré maghrébin qui se répondaient au cours des années 1960 et 1970. L’image compassionnelle et quelque peu misérabiliste de l’immigré enfermé dans « la plus haute des solitudes » (selon le titre d’une thèse de psychologie soutenue et publiée par Tahar ben Jelloun), privé de vie affective et sexuelle, s’opposait au cliché de l’Algérien violeur issu de la Guerre d’Algérie et qui a tristement marqué l’histoire française des Trente Glorieuses. « No excuse », absolument. Des hommes, quelles que soit leurs nationalités, ont commis des viols et des agressions sexuelles contre des femmes à Cologne, ou ailleurs. Le discrédit de la parole universitaire comme parole de l’excuse fait rage, mais non : comprendre ce n’est pas excuser. Expliquer n’est pas absoudre. La population des réfugiés compte comme toute population son lot de sales types et il n’y a pas lieu de demander aux étrangers d’être meilleurs que nous ne le sommes.
      Pourtant, si des faits doivent être analysés et si des politiques doivent être mises en œuvre, ce doit être sur la base d’une intelligence des acteurs eux-mêmes, ici et maintenant. Qui donne une chance de s’exprimer sur ces questions aux réfugiés de Cologne ou d’ailleurs ? Qui pourra expliquer à Kamel Daoud que de jeunes musulmans et musulmanes (ou Arabes, ou Turcs, ou Amazighs…) en Allemagne, aux Pays-Bas, en France mais aussi en Algérie, ne se reconnaissent pas nécessairement dans ce portrait de frustrés sexuels qu’il trace d’eux ? Je ne souhaite certainement pas que ces jeunes l’invitent à se taire, mais il est prévisible qu’ils exprimeront de plus en plus un point de vue fermement critique face à ce type d’analyses qui les réifie.
      Et peut-être certains de ces jeunes ont-ils aussi envie que l’on tienne un peu moins systématiquement un discours dénonciateur et accusateur, attendu et bien pensant (car la bien pensance n’est pas où l’on croie), et que l’on mette un peu plus en lumière les facteurs de changement, les dynamiques et les forces vives qui font aussi leur quotidien, en Algérie comme ailleurs ? C’est à l’émergence de ces forces nouvelles qu’il faut être attentif aujourd’hui. Le choc des civilisations nous a menés dans le mur. Il a débouché sur le jihadisme, le terrorisme et la guerre : comment imaginer pire ? Il s’agit maintenant d’en sortir et ce n’est pas en s’enferrant ou en s’enfermant dans l’idée réitérée d’un choc des cultures que l’on va trouver l’apaisement et restaurer plus de concorde sociale et politique.
      Jocelyne Dakhlia
      EHESS