Décoloniser les structures psychiques du pouvoir

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  • « Typique du racisme à la française : le rapport race/frivolité/exotisme/humanitarisme » - Achille Mbembe

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    Le statut de la « race » en France et dans les anciennes colonies et possessions françaises n’est pas le même que dans les pays anglo-saxons. De même le racisme à la française ne fonctionne pas sur le même modèle que le racisme anglo-saxon. Ceci s’explique sans doute par des raisons d’ordre historiques, mais aussi philosophiques et politiques. (...)

    Prenons l’histoire. Qui, aujourd’hui, sait qu’entre les deux guerres, le public français fut abreuvé d’images et d’objets en provenance des possessions françaises d’Afrique noire et du Maghreb, d’Asie du Sud-est et des Antilles ? Ces images et objets étaient partout et il était presque impossible de ne pas les voir puisqu’ils pénétraient la plupart des sphères de la vie publique et privée. Qu’il s’agisse de livres, de films, de la publicité ou des expositions, tout était fait pour rendre visible l’emprise de la France outre-Mer. Ainsi, le Musée de l’Homme, inauguré en 1937, contenait le tribut amassé par la fameuse Mission Dakar-Djibouti dont rend compte Michel Leiris dans son Afrique fantôme.

    Le film documentaire Le Voyage au Congo de Marc Allégret était projeté à peu près partout. Dans « l’Appel du silence », en 1936, un hommage cinématique était adressé à la mission civilisatrice de Foucauld, tandis que l’Anthologie nègre de Blaise Cendrar, déjà en 1921, enregistrait un énorme succès. René Maran gagnait le Prix Goncourt pour son roman Batouala – première consécration d’un auteur d’origine nègre par cette prestigieuse institution. Bien avant la déification de « Zizou » (Zinedine Zidane), Joséphine Baker avait déjà popularisé Zouzou. Une énorme fascination s’était emparée des Français en rapport à toutes choses coloniales. Les enfants lisaient les aventures de Tintin au Congo et les gens de tous âges avaient leur petit-déjeuner au goût de « Y’a bon Banania » dont la mascotte était un tirailleur sénégalais.

    On aurait de la peine aujourd’hui à croire qu’il y eut un moment en France, dans les années 1920, où l’intérêt pour la culture nègre n’était pas seulement une mode, mais où être au fait de cette culture constituait le signe même de la modernité. Mais il y a une différence entre les images que l’on montre de l’autre, ce que l’ont dit au sujet de l’autre et ce que cet autre dit de lui-même (auto-récit). Je veux dire que ce qui, historiquement, caractérise le racisme à la française, c’est l’intimité des images de l’Autre que l’on fabrique et la distance humaine d’avec ceux et celles que ces images représentent. Ceux et celles qui sont mis(es) en images constituent, à la vérité, des objets d’un dessein qui ne les concerne pas au premier chef.

    Ainsi fonctionne historiquement le racisme à la française. Toujours il évoque un signe qui, à peine né sous le regard, doit aussitôt glisser sous le même regard ; doit être aussitôt rendu à l’invisible soit parce que voir, dans ce cas, c’est montrer plus qu’on ne voit ; ou encore parce que voir, dans ce cas, c’est toujours voir moins que cela qui est montré. L’objet du voir, c’est précisément de rendre superflue la nécessité d’une pensée critique. Le corps noir, juif, ou arabe que l’on voit pré-existe, en quelque sorte et idéalement, dans l’imagination. Avant d’être vu, il est déjà subordonné à la volonté de celui qui est appelé à le voir. Il y a une loi du regard qui lui donne forme avant même qu’il n’ait été vu. Voilà, à mon avis, une première manière de fonctionnement du racisme à la française.

    Typique également du racisme à la française est le rapport entre race, frivolité et exotisme. Ce qui se passe dans les années 1920 à Paris est, à cet égard, très significatif, et nous vivons toujours sur cet héritage. À cette époque, la culture nègre devient, du moins dans les milieux avant-gardistes, l’étalon même de la modernité. Un puissant mouvement d’appropriation de ce que l’on pourrait appeler les formes nègres s’opère dans des domaines aussi variés que la publicité, la peinture, la sculpture, la photographie, la musique populaire, la danse et le théâtre, la littérature, le journalisme, le design, la mode. L’avant-garde parisienne, consciente de bousculer les valeurs bourgeoises d’alors, se réclame alors de la négrophilie. Mais loin d’être un amour pur et simple porté à l’endroit d’un semblable, la négrophilie devient en effet le miroir des ambiguïtés que la France d’alors entretient par rapport à la question de la race.

    Dans une large mesure, l’exotisme est la langue privilégiée du racisme à la française. Mais l’un des canons de l’exotisme est la frivolité. L’attraction a lieu non pas du fait des similarités, mais précisément parce que les différences subjectivées, une fois mises en branle, permettent de produire des fantasmes. La mise en acte de ces fantasmes constitue une dimension centrale de l’exotisme et du racisme à la française. Dans cette pratique fantasmatique, les Noirs, par exemple, sont loués pour leur vitalité et énergie primitive, leur naïveté, leurs passions musculaires et leur puissance sexuelle, leurs danses et musiques.

    Mais il n’y a pas que l’exotisme. Il y a également une tradition humanitarianiste dont les origines remontent à la Révolution. Dans le domaine artistique, il suffit de voir la peinture d’Anne-Louis Girodet, Portrait du citoyen Belley, qui porte précisément sur l’égalité raciale, au lendemain de la première abolition de l’esclavage. Mais c’est une tendance qui s’affermit notamment au cours de la première moitié du XIXe siècle avec les peintures de Théodore Géricault (Le radeau de la Méduse, 1819), Eugène Delacroix (La mort de Sardanapalus, 1827), ou Jean-Auguste-Dominique Ingres (Odalisque avec une esclave, 1839).

    Le travail consiste ici à produire la race et à en faire une valeur d’usage que l’on consomme soit directement, soit par le biais d’artefacts que l’on investit d’une valeur psychique. Pour parler comme Marx, je dirais qu’il est du racisme à la française de toujours chercher à faire de la race à la fois une substance principale et une matière auxiliaire. Peu importent les circonstances où une de ces qualités prévaut sur l’autre. L’important est que l’une peut être convertie en l’autre. Par ailleurs, la race est susceptible de former la matière première de multiples autres produits. Elle doit alors subir toute une série de remaniements et de mutations dans lesquels, sous une forme modifiée, elle fonctionne toujours comme matière première jusqu’à la dernière opération qui l’institue comme objet de consommation de masse.

  • « Guerres contre les Noirs et Arabes et érotisme raciste » - Achille Mbembe

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    Le surinvestissement de la virilité comme ressource symbolique et politique est un effet historique des techniques de déshumanisation et partant de dévirilisation systématique, caractéristique de ce que l’on pourrait appeler « la gouvernementalité coloniale ». F. Douglass, W.E.B. Dubois, ou encore Frantz Fanon ont montré comment la castration effective ou symbolique du Noir, et plus généralement de l’esclave ou du colonisé, a transformé la virilité en ressource convoitée dans le processus de construction des sujets politiques postcoloniaux. Quels sont vos liens avec la pensée de Frantz Fanon sur ce sujet ?

    Historiquement, il y a une part de vérité dans ce que vous dites. Le lynchage des hommes noirs dans le Sud des États-Unis au temps de l’esclavage et au lendemain de la Proclamation d’Émancipation s’origine en partie dans le désir de les castrer. Pris d’angoisse au sujet de son propre potentiel sexuel, le « petit blanc » raciste est saisi de terreur à la pensée du « glaive noir » dont il redoute non seulement le volume supposé, mais aussi l’essence pénétrative et assaillante.

    L’écrivain Michel Cournot disait à peu près la même chose en des termes plus luxurieux : « L’épée du Noir est une épée. Quand il a passé ta femme à son fil, elle a senti quelque chose » qui est de l’ordre de la révélation. Mais elle a également laissé derrière elle un gouffre. Et dans ce gouffre, précisait-il, « ta breloque est perdue ». Et de comparer le pénis noir au palmier et à l’arbre à pain qui ne débanderait pas pour un empire.

    Je veux dire que dans le geste obscène qu’est le lynchage, l’on cherche donc à protéger la pureté supposée de la femme blanche en tenant le Noir à hauteur de sa mort. On veut l’amener à contempler l’extinction et l’obscurcissement de ce que, dans la fantasmagorie raciste, l’on tient pour son « soleil sublime », son phallos. La déchirure de sa masculinité doit passer par la transformation de ses organes génitaux en champ de ruines – leur séparation d’avec les puissances de la vie. C’est parce que, comme le dit bien Fanon, dans cette configuration, le nègre n’existe pas. Ou plutôt, le nègre est avant tout un membre.

    Ceci dit, le surinvestissement de la virilité comme ressource symbolique et politique n’est pas seulement un effet historique des techniques de déshumanisation et de dévirilisation qui ont caractérisé le régime de la plantation sous l’esclavage ou la gouvernementalité coloniale. Je crois que ce surinvestissement, voilà la vie propre de toute forme de pouvoir, y compris dans nos démocraties. Voilà la pure activité du pouvoir en général, ce qui lui donne sa vitesse, et partant, sa violence. La virilité représente la ligne septentrionale du pouvoir en général, sa ligne frénétique.

    Il suffit, à ce propos, de bien observer ce qui se passe aujourd’hui. À l’heure où certains veulent nous faire croire que « l’islamo fascisme » est le danger de tous les dangers, les guerres en cours contre des pays arabes ou mahométans ne sont-elles pas vécues comme autant de moments de « décharge » (Entlastung) dont la valeur paradigmatique résulte précisément du fait que cette décharge s’effectue sur le modèle de l’érection de l’organe génital masculin, les technologies de pointe jouant à cet égard le rôle d’objets d’assaut qui rendent possible une certaine manière de coit – le nationalisme racial ?

    Allons plus loin. Dans une large mesure, ces guerres n’ont-elles pas pour objet les bourses – ce par quoi il faut comprendre les rites de vérification des couilles et les logiques d’arraisonnement de la lutte à mort (la guerre justement) par la logique du profit ? Chaque bombardement à haute altitude, chaq
    ue séance de torture dans les prisons secrètes d’Europe et d’ailleurs, chaque décharge guidée au laser n’est-il pas la manifestation d’un orgasme viril, l’Occident se vidangeant en faisant de la destruction des États mahométans le phare même de la jouissance à l’âge de la technologie avancée ?

    Tout ne se ramène sans doute pas à ce que je viens de dire et il y a sans doute dans mes propos un brin de provocation. Mais il serait naïf de s’interroger sur les fonctions des guerres contemporaines et leur économie politique en faisant fi de l’érotique raciste et masculine qui les lubrifie et qui en est une constituante essentielle, ou encore en occultant leur essence théo-pornologique. Dans les guerres sans but ni raison en cours, il y a une manière de projection de l’imagination virile et du désir pervers que l’on ne peut pas sous-estimer.

  • « La France n’ayant pas colonisé par accident, la société française s’est définie par et dans cette entreprise » Achille Mbembe

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    Pour des raisons historiques, il est pratiquement impossible aujourd’hui de délier l’histoire des sociétés anciennement colonisées et celle des ex-empires coloniaux. Il y a, entre ces deux entités, une zone d’inséparabilité et de mutualité quasi intractable. Certes, l’historicité propre des sociétés anciennement colonisées toujours excède le travail impérial proprement dit. Il reste tout de même que l’Empire a fait la colonie. La signature impériale est là, partout, souvent sous les formes les plus inattendues, nonobstant la proclamation des indépendances. En retour, la colonie a profondément changé le visage de l’Empire. Elle l’a marqué de traces indélébiles. Il y a eu des effets en retour. Que certaines de ces marques aient été faites au hasard est une réalité. Mais les taches sont là, les chiffons aussi.

    Pour qui veut vraiment voir, il y a donc une actualité de la colonie qu’il est difficile de nier. La France n’ayant pas colonisé par accident, la société française s’est nécessairement définie par et dans cette entreprise. Il est illusoire de penser que ce procès de définition a pas pris fin parce qu’un jour, on a pris la décision de « décoloniser ». Ce procès de définition se poursuit encore, et voilà le différend. Dans une large mesure, c’est à étudier la politique et l’esthétique de cet enchevêtrement, de ce différend et ses divers attendus – c’est à cela que s’applique la théorie postcoloniale. De ce point de vue, elle est une théorie de l’entre-deux.